La peinture de la souffrance en poésie est sans doute une expérience aussi vieille que l'art lui-même : souffrance physique, souffrance morale et, aussi, souffrance métaphysique, ce qui renvoie à ce sentiment d'exil inhérent à l'existence elle-même. On n'a donc pas attendu les «Fleurs du mal» pour concevoir que ce qui relève de la partie sombre et nocturne de la vie humaine pouvait donner lieu à une manifestation du beau. Un exemple particulièrement éloquent qui illustre cela est la tragédie grecque : le spectacle de la désolation qui peut atteindre l'homme dans le cours de l'existence terrestre ne relève pas, contrairement à ce que l'on pourrait penser, d'une forme ou une autre de voyeurisme. L'explication aristotélicienne de la tragédie par la compassion et ce qu'il appelle la purgation des passions, la catharsis, ne nous satisfait pas non plus, quel que soit son intérêt par ailleurs. La raison à cela est qu'elle manque une dimension qui paraît essentielle dans l'expérience du beau, à savoir que l'harmonie qu'elle nous propose est une harmonie dynamique, et non pas statique : une harmonie qui s'affirme sur fond d'un désordre désespéré, sur fond d'un abîme dont la béance ne cesse de se déclarer... Une harmonie qui, pour nous dire que le mal n'a malgré tout pas le dernier mot, se doit cependant de nous le peindre. Et c'est pourquoi l'expérience poétique en général consiste, pour viser le beau, à ne pas fuir la souffrance, mais au contraire à aller à sa recherche : à faire oeuvre d'explorateur... La souffrance comme conquête ! La question qui se pose cependant ici, et qui nous a été suggérée à vrai dire par l'écho que nous donnons dans ces pages d'une approche de la question du rapport entre souffrance et poésie dans un pays qui a été meurtri dans son passé récent, à savoir le Liban, la question, donc, est la suivante : qu'en est-il pour l'expérience artistique du mal que l'on subit sans avoir à aller le chercher : celui qui nous mord dans le vif sans desserrer la mâchoire et qui nous poursuit inlassablement dans nos mauvais rêves ? Sommes-nous ici en présence d'une situation où l'on aurait simplement fait l'économie d'un travail d'exploration ? N'est-il pas plutôt clair que ce qui peut seul sortir de notre bouche en pareil cas relève du cri de douleur et du gémissement ? Et que même si l'homme voulait malgré tout traduire ici sa souffrance en un chant poétique, celui-ci serait comme couvert par le son primitif d'une souffrance impossible à bâillonner ? Oui, il faut bien en convenir. Il y a une distance nécessaire entre l'homme et sa souffrance qui seule rend possible qu'il aille la chercher et qu'il ne la laisse pas lui dicter sa propre sonorité particulière, qu'il lui dicte au contraire lui-même cette tonalité qui est celle de l'inespéré, par quoi elle vire vers le beau. Mais alors, cette vérité voudrait-elle dire que partout où les hommes sont en proie à la souffrance, que ce soit au Proche-Orient ou partout ailleurs dans le monde, l'expérience de l'art cesse d'être possible ? La réponse est non : car cette expérience de l'art, lorsqu'elle s'arrache à ce qui l'empêche et l'entrave dans la nuit de la douleur, est précisément ce par quoi se construit pas à pas la distance, celle-là même à partir de laquelle il devient possible de partir à sa conquête.