Par Khemais FRINI* Désormais, cela ne fait plus l'ombre d'un doute : la transition démocratique en Tunisie chancelle et la révolution qui l'a générée paraît bien vitriolée Aucune garantie démocratique sérieuse ne se profile à l'horizon. Les objectifs de la révolution ne semblent pas bien partagés par les différentes factions politiques et ont de fortes chances d'échouer. L'Assemblée nationale constituante, cette institution censée concrétiser dans des textes constitutionnels le grand destin démocratique qui s'était offert au peuple de Tunisie au lendemain du 14 janvier, est devenue un creuset pour les querelles, la discorde et parfois même la conspiration... Les institutions, censées être démocratiques, perdent leurs repères. Elles sont devenues des citadelles dressées les unes contre les autres. L'Exécutif malmène le judiciaire qui résiste, des députés complotent contre leurs collègues élus, les partis au pouvoir renient allègrement leurs propres engagements, le Tribunal administratif censé appliquer la loi est menacé par des élus de la Constituante. Celle-ci, censée fonder la 2e République et un Etat de droit, s'achemine vers l'adoption de lois sur les habous ( Awkafs) de nature à engendrer inéluctablement la déliquescence de l'Etat et l'émergence d'un Etat moyenâgeux : des lois qui se mettent en travers des volontés divines en permettant légalement la privation des femmes de l'héritage. Les élus se retournent contre la volonté de leurs électeurs en refusant d'obtempérer aux conditions de durée de leur mandat et du contenu de leur mission. La loi est bafouée par les dirigeants du parti au pouvoir qui procède à des nominations illégales et contraires à l'égalité des chances entre les citoyens. Bref, c'est la débandade politique motivée par des relents revanchards haineux et pervers. Depuis les élections du 23 octobre 2011, la Tunisie a fait un bond en arrière très significatif et à plusieurs les niveaux. Tous les observateurs s'accordent là-dessus. Les Tunisiens ressentent l'effet de ce recul dans leur vie quotidienne. Leur pouvoir d'achat a dégringolé et est en chute libre. Une défaillance de sa classe politique et à sa tête ses gouvernants, conduits par le parti islamiste Ennahdha, est forcément à l'origine de cette débâcle. La grande menace provient da la division sociétale provoquée et engendrée par les délires idéologiques que certains dirigeants n'ont pas cessé d'inculquer à leurs fidèles enthousiastes durant les deux dernières années... Une idéologie exclusive transmise souvent par des discours codés. Les génies diviseurs de la Nation ont cousu de fil noir un tissu sociétal où règne l'incompréhension réciproque dans tous les sens. Plus personne n'a confiance en personne. Les Tunisiens ressentent un malaise plus profond que celui qui naît des graves difficultés politiques, économiques et sociales..Il s'agit de la crainte de perdre leur unité et leurs repères de société. Les délires idéologiques initiés depuis l'arrivée au pouvoir des islamistes accompagnés de leurs microalliés, apprentis démocrates, se heurtent sans cesse au rejet de la société tunisienne : une société équilibrée, tolérante, ouverte au progrès, à la construction et au savoir résiste avec ténacité aux coups de ces génies diviseurs de la Nation. La société ne se reconnaît pas dans ces délires et agressions idéologiques et les perçoit comme une agression étrangère à ses propres réalités historiques et civilisationnelles Cette désaffection ne date pas d'aujourd'hui. Déjà en juillet 2011, 80% des citoyens en âge de voter ne s'étaient pas inscrits sur les listes électorales de la Constituante. Il avait fallu une grande action de publicité et un report du délai pour ramener ce taux à 55%. Les citoyens jugeaient-ils déjà que le projet de la Constituante ne répondait point à leurs préoccupations ? Ou considéraient –ils que leurs dirigeants étaient motivés par des intérêts partisans et personnels en dehors de leurs préoccupations et aspirations ? Escamoté, ce phénomène n'avait pas suscité de réaction et ne sera pas analysé. Un délai de grâce était tout de même accordé aux élus du 23 octobre 2011. Mais au fil du temps, et face aux échecs lamentables, la désaffection devenait de plus en plus nette vis-à-vis de ces dirigeants. Cette désaffection et cette attitude de refus touchent tous les élus sans exception. Elles s'exercent à l'encontre des élus de la majorité pour s'être retournés contre la volonté de leurs électeurs qui se sentent dépossédés de leur souveraineté. Mais elle est également accompagnée d'une déception à un moindre degré vis-à-vis des partis de l'opposition. Ceux-ci sont jugés trop timorés pour réaliser concrètement leur aspiration à la liberté, la dignité et la justice sociale Dans la réalité, les citoyens ne s'identifient pas dans les nouveaux partis politiques et sont effarés par leur nombre qui dépasse les 150....On constate que plusieurs d'entre eux sont loin de répondre aux conditions de l'exercice démocratique à savoir : respecter la souveraineté du peuple, les valeurs de la République, les droits de l'Homme. Et s'engager à bannir toute forme de violence, de fanatisme, de racisme ou de discrimination. Un parti politique ne peut s'appuyer fondamentalement dans ses principes, objectifs, activité ou programmes sur une religion, une langue, une race, un sexe ou une région. De même, un parti devrait respecter les principes relatifs au statut personnel qui régit la solidité de la société et sa cohésion; comme il est interdit à tout parti d'avoir des liens de dépendance vis-à-vis de parties ou d'intérêts étrangers. Si la désaffection et le désintérêt vis-à-vis de la classe politique venaient à se confirmer, le chemin vers la démocratie sera plein d'obstacles, et ce serait grave pour deux raisons : 1/ Parce que les partis politiques, selon les principes des droits humains, ont pour but la «conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme». Ils sont donc censés réaliser les aspirations populaires légitimes. 2/ Les partis politiques contribuent à l'encadrement des citoyens en vue d'organiser leur participation à la vie politique. La démocratie est donc tributaire de la présence de partis politiques mais qui seraient au service du peuple et de la Nation, et non d'obédience étrangère (Confréries internationales etc. ) Malheureusement, les Tunisiens constatent de plus en plus que la classe politique représentée en gros par l'ANC, et ses dérivés, outre leur coût élevé pour le contribuable, ne répond pas à leurs préoccupations et aspirations. Même des projets de lois présentés de façon pernicieuse et traîtresse représentent une revanche sur l'Etat de droit et son unité. On doit signaler que les déboires que nous avons vécus sous Ben Ali provenaient essentiellement du cumul des pouvoirs entre les mains d'une personne et de ses acolytes adossés à un parti faisant office de courroie de transmission des ordres. Les pouvoirs exécutif et législatif, et même des fois judiciaire, étant soumis à la volonté d'un seul individu, il régnait donc un affreux despotisme. Aujourd'hui, les Tunisiens sont unanimement opposés à ce cumul des pouvoirs. Ils découvrent désormais que la dictature n'est pas seulement le fait d'un individu. Elle peut être aussi et surtout le fait d'un groupe d'individus, même élus au sein d'une assemblée, pourvu que cette assemblée soit dotée de pouvoirs absolus. Dans ce cas, on se trouve dans la même configuration que celle du despotisme personnel mais avec l'instabilité en prime. Que se passe-t-il en cas de transgressions des pouvoirs par les élus ? En situation normale, l'alternance se fait à la fin de la magistrature fixée auparavant par la Constitution. Et même avant échéance, par la procédure de dissolution. Avec l'Assemblée nationale constituante qui aura le pouvoir de décider de la fin de sa magistrature quand bon lui semble, on peut arriver à des situations où un groupe d'individus, élus démocratiquement, peut accaparer le pouvoir absolu. Que se passe–t-il dans ce cas ? En l'absence de garde-fous constitutionnels et de procédures d'impeachment, et vu que la souveraineté appartient au peuple, il va en découler que la rue va s'en mêler et prendre le relais des voies constitutionnelles avec tous les ingrédients de l'instabilité politique chronique à la manière moyen-orientale. Dans ce cas, il ne faut pas s'étonner de voir les gouvernements chuter sous les coups de butoir de la rue, étant donné le retard délibéré dans l'élaboration de la Constitution et de ses institutions. Cela signifie que le régime parlementaire, pas plus que tout autre régime, ne présente guère de garanties particulières et réelles pour la liberté du citoyen et la démocratie. La vraie garantie de la liberté du citoyen chèrement payée et de la démocratie tant souhaitée réside dans l'indépendance et le verrouillage des pouvoirs les uns par rapport aux autres. Nos politiciens sont avertis; Ils ont intérêt à trouver rapidement le consensus requis pour sauver la baraque... * (Ingénieur)