Par Mohamed Mondher ABDELKAFI * La Tunisie vit depuis décembre 2010 une crise exceptionnelle : Ben Ali, au pouvoir depuis le 7 novembre 1987, a, par la remise en cause continue des instruments habituels de la démocratie, privé le peuple tunisien de son pouvoir politique. Cette situation a conduit à des contestations populaires spontanées, réprimées par une réaction particulièrement violente de la part d'un pouvoir complètement déconnecté et qui n'a pas arrêté pendant plus de deux décennies de justifier comme nécessaires et inévitables des politiques aux conséquences catastrophiques. Une révolte populaire pour la dignité est née. Elle a obligé le clan Ben Ali-Trabelsi à fuir mais a aussi précipité le pays dans un état de précarité sociopolitique et sécuritaire. Suite au départ précipité de Ben Ali, les Tunisiens, solidaires et libérés, souhaitaient reprendre au plus vite le travail et se donner les moyens de réduire les inégalités et doter les régions des emplois nécessaires à la réduction du chômage, mais des grèves et blocages d'entreprises ont éclaté à la demande de certains représentants de la centrale syndicale (UGTT). Ils ont été à l'origine d'une instabilité croissante dont l'effet a été majoré par des sit-in et en particulier ceux de Kasbah I et Kasbah II organisés et financés, selon certains, par des partis politiques autoproclamés. La centrale syndicale et lesdits partis n'ont accepté d'arrêter les troubles qu'au prix de l'instauration d'un vide juridique puisqu'ils ont exigé la dissolution des assemblées et de la Constitution de 1959, et proposé la tenue d'une «Constituante ». Le président de la République transitoire, Monsieur Foued Mbazaa, voulant contenir l'instabilité grandissante et tenant compte de la sauvegarde des intérêts de la Révolution et de la volonté du peuple d'instaurer un pouvoir démocratique, a proposé par le décret-loi n° 2011-35 du 10 mai 2011 l'organisation et l'élection d'une Assemblée constituante au suffrage universel avec pour seule mission d'élaborer une nouvelle Constitution. Election de la Constituante Le 23 octobre 2011, plus de 3.7 millions de Tunisiens se sont présentés aux urnes pour élire leurs futurs représentants à la Constituante. Les Tunisiens habitant à l'étranger : en Europe, au Moyen-Orient, en Afrique ou en Amérique du Nord, ont été obligés de rejoindre les centres de vote qui étaient parfois à plusieurs centaines de kilomètres de leur lieu de travail ou résidence ; quant aux Tunisiens encore au pays, la plupart ont voté au sein de leur quartier mais ont été obligés d'attendre plusieurs heures, parfois trois ou quatre heures en plein soleil, pour accomplir leur devoir électoral. Il semble que plus de 75% des inscrits aux listes électorales ont accompli leur devoir de citoyen. Cette affluence vers les urnes avait, selon certains, un air de fête, quelque chose d'admirable et d'inimaginable il y a encore quelques mois. Jeunes et moins jeunes, femmes et hommes, environ 52 % des Tunisiens en âge de voter se sont déplacés, mais beaucoup étaient désorientés et ne savaient pas qui élire ; car il y avait trop de listes. Certaines personnes ne comprenaient pas pourquoi choisir un parti politique alors qu'elles étaient là pour la Constituante et d'autres se demandaient s'il fallait élire un président de la République ! Il y a eu également un nombre non négligeable d'infractions et de dépassements qui ont été signalés lors des opérations de vote. Voilà pour les faits. Malgré cela et de l'avis de la plupart des observateurs, les infractions n'étaient pas significatives, compte tenu qu'il s'agissait d'une première élection ! Le décret-loi 2011-35 du 10 mai 2011 promulgué et signé par le Président Foued Mbazaa a fixé la date et légalisé l'élection du 23 octobre. Il a aussi défini la mission des futurs élus, qui est de rédiger une Constitution qui tienne compte de l'instauration de la démocratie, de la protection des libertés et de la dignité de chacun, du respect de l'égalité des citoyens, du pluralisme, de la justice sociale ; une Constitution qui garantisse le pouvoir politique du peuple, les droits de l'homme et l'alternance pacifique au pouvoir. Détournement d'un scrutin ? Or voilà que l'on assiste et entend depuis quelques jours, et en particulier suite à l'élection du 23 octobre, des propos qui poussent à penser qu'il existe une volonté de détournement de la mission de l'élection pour la Constituante. Certains élus se sont subitement mis à parler de nomination de Premier ministre, de formation d'un gouvernement et même d'élire et ou nommer le président de la République, et certains n'ont pas hésité à se proposer candidats et d'autres à proposer des noms pour la présidence de la République. Pour faire court, les élus sont bizarrement en train de s'auto-attribuer des pouvoirs qui ne sont pas ceux d'une Constituante mais d'un exécutif. Et plus curieux encore, ils sont en train de se partager des fonctions et postes dont les attributions et compétences ne sont pas encore constitutionnellement définies. Alors que tous savent ou devraient savoir que la particularité d'un Etat de droit est de commencer par discuter puis voter les fondements juridiques des institutions et fonctions avant de les attribuer aux personnes. D'où les questions que se posent beaucoup de citoyens depuis quelques jours: Pourquoi avons-nous voté ? Etait-ce pour la Constituante et ou pour élire un Parlement ? Avons-nous élu des représentants ayant pour mission comme le stipule le décret-loi 2011-35 de rédiger une Constitution ou avons-nous élu des représentants qui doivent former un gouvernement ? ou pire, le vide politique qui caractérise le pays depuis la dissolution de la Constitution de 1959, va-t-il engendrer une nouvelle dictature ? Et les élus de la Constituante ont-ils le droit, du simple fait de la légitimité électorale, au même titre que ce qui se passait avec le régime dictatorial précédent, d'être au-dessus des lois, de croire que l'élection, en l'absence de textes, leur octroie le privilège de faire ce que bon leur semble ? Est-ce là leur compréhension de la démocratie ? Et du rôle de la Constituante ? Les élus du 23 octobre sont-ils les représentants du peuple au sein de la Constituante avec pour charges de rédiger une Constitution et de définir le futur régime de gouvernance ou doit-on les considérer d'ores et déjà comme des députés devant légiférer et considérer en même temps que nous sommes déjà dans un régime parlementaire et qu'il revient aux députés de nommer le Premier ministre au sein du parti qui a obtenu le plus de voix et que c'est au chef de ce parti de proposer les noms des personnes qui seront autorisées à se présenter pour la magistrature suprême ? Ce qui se passe aujourd'hui en Tunisie ressemble t-il plus à ce qui doit se passer en démocratie suite à l'élection d'une Constituante et, ou à ce qui se passerait au sein d'un régime absolu, d'une dictature ? Qu'est-ce que la démocratie ? Il est vrai que nous n'avons jamais vécu la démocratie, mais la plupart des Tunisiens connaissent l'importance et les limites d'une élection au suffrage universel. L'importance de l'élection au suffrage universel, tout le monde le sait, est le premier pilier de la démocratie ; l'étymologie du mot lui-même dérive du grec «demos » qui veut dire «peuple» et «kratos» qui signifie «pouvoir» et il se dit d'un régime politique dont le pouvoir est détenu ou contrôlé par le peuple (principe de souveraineté). Et d'ailleurs, en règle générale, le peuple exerce son pouvoir par l'intermédiaire de représentants élus au suffrage universel (président, députés...) dont les pouvoirs doivent être définis au préalable par la Constitution. Quant aux limites de la légitimité électorale, elles sont simples à cerner puisqu'elles ne peuvent s'exercer que dans le cadre de la mission qui a été définie par le décret-loi relatif à ladite élection et surtout qu'être élu au suffrage universel ne veut pas dire obtenir « un chèque en blanc » et avoir le pouvoir de faire n'importe quoi. Le suffrage universel est exercé dans un cadre précis à l'occasion d'une élection précise dont la mission est définie par une loi non moins précise et le décret-loi 2011-35 est à ce titre très clair. Il est de rédiger une Constituante. Il n'octroie aucunement aux élus le pouvoir de nommer un Premier ministre, former un gouvernement et ou élire un président de la République. Par ailleurs, un régime politique n'est dit démocratique que s'il respecte les principes qui constituent les fondements de la démocratie, à savoir : - Le pouvoir du peuple (principes de souveraineté) sans distinction de naissance, richesse, moyens......(principe d'égalité); - La liberté des individus et la pluralité des partis politiques (principes de liberté et diversité), - La consultation régulière du peuple (élection, référendum), et le respect de la règle de la majorité, - La séparation des trois pouvoirs constituant l'Etat (exécutif, législatif et judiciaire), - Et enfin l'indépendance de la justice. Ainsi, en plus de la souveraineté du peuple, la démocratie prévoit les moyens nécessaires à la préservation des droits fondamentaux du citoyen. Parmi ces moyens, la séparation des pouvoirs préconise que les trois grandes fonctions de l'Etat — les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire — soient chacun exercé par un organe ou une instance différente et le contrôle que chacun des trois pouvoirs exerce sur les autres est censé préserver des atteintes aux droits fondamentaux du citoyen. - Le pouvoir exécutif est normalement détenu par le gouvernement (Président, ministres..). Il est chargé d'exécuter les lois, de définir les règles nécessaires à leur application, de faire respecter la loi et l'ordre public, de concevoir et diriger la politique de la nation et les services publics ainsi que gérer les affaires courantes de l'Etat... - Le pouvoir législatif est aux mains des assemblées représentatives qui disposent du pouvoir de discuter et de voter les lois et ont aussi pour mission de voter le budget de l'Etat et de contrôler le pouvoir exécutif. Elles peuvent censurer le gouvernement (motion de censure), mais ne peuvent révoquer le Président qui peut avoir le pouvoir de dissoudre les Chambres. - Le pouvoir judiciaire est assuré par les juridictions (justice). Il a pour mission de contrôler l'application de la loi, de l'interpréter en examinant la concordance entre une situation concrète et la loi en elle-même, de sanctionner son non-respect. Il arbitre les litiges qui lui sont soumis relativement à l'application de la loi. Cette séparation des pouvoirs est appliquée dans la quasi-totalité des Etats démocratiques modernes avec, il est vrai, de petites variantes d'une Constitution à l'autre. Et de nombreuses Constitutions garantissent la séparation des pouvoirs tout en privilégiant le principe de la collaboration des différents pouvoirs en leur attribuant des moyens d'action les uns sur les autres. Cependant, dans la pratique, les pouvoirs exécutifs essayent souvent d'aller au-delà de leur rôle en s'assurant la mainmise sur les autres pouvoirs (nomination des juges, possibilité de légiférer). Pour la plupart des démocrates et contrairement aux pouvoirs absolus, ou dictatures, l'attribution de ces pouvoirs à trois parties distinctes de l'Etat constitue le meilleur moyen de garantir la liberté des citoyens. L'équilibre entre les pouvoirs étant assuré par la capacité que doit avoir chacun d'eux d'agir et d'empêcher le risque d'abus de part et d'autre. Enfin, dernier point et non des moindres, pour qu'un régime soit considéré comme démocratique, il doit aussi garantir l'indépendance de la justice. La séparation du pouvoir judiciaire est l'un des fondements d'un Etat de droit. Bien que souvent nommés par l'exécutif, les juges n'ont pas de compte à rendre aux élus ou aux citoyens et il doit être difficile de les destituer car leur indépendance doit leur permettre de juger de manière impartiale les actes commis par l'Etat, les gouvernants ou les citoyens. Mais cette indépendance ne veut pas dire qu'ils peuvent faire ce qu'ils veulent, L'indépendance de leur pouvoir vient du fait que les juges rendent leurs décisions sur la base des textes de lois dont ils ne sont pas à l'origine, exception faite de la jurisprudence. Enfin, tout le monde sait que la démocratie ne se décrète pas; elle se conquiert, elle s'apprend, elle se cultive, elle s'entretient. C'est un combat quotidien. Certains peuples ont eu besoin de plusieurs décennies et d'autres de plusieurs siècles pour l'instaurer de manière plus ou moins satisfaisante. Les Tunisiens souhaitent instaurer une démocratie, et ce qui s'est passé le 14 janvier 2011 est certainement une première victoire pour notre peuple. Mais nous savons que nous n'en sommes qu'au tout début et surtout que beaucoup reste à faire. La société civile sait que ceux qui dissertent depuis quelque temps sur un gouvernement issu du scrutin du 23 octobre 2011 sont en train de détourner l'élection du 23 octobre de son cadre légal. La majorité silencieuse est consciente que depuis le 23 octobre 2011, les élus pour la Constituante se désintéressent de cette dernière et ne s'intéressent qu'au pouvoir. Ils ne parlent que de cela dans leur discours et réunions, et ne se réunissent que pour se partager des fonctions et s'attribuer tel poste ou tel autre. Est-ce là l'urgence du moment ? L'urgence et leur rôle n'est-il pas de commencer par rédiger une Constitution, afin de débattre et définir les différentes institutions et fonctions, les limites des pouvoirs ainsi que les articulations qui permettront le bon fonctionnement de l'Etat ? Qu'est-ce qu'une Constituante ? La tournure de l'orientation politique qu'essayent de mettre en place les nouveaux élus est dangereuse et décevante. Elle nous incite à prévoir de grosses désillusions doublées d'un fort risque d'instabilité. En effet, les politiques savent bien qu'une élection pour la Constituante donne normalement naissance à une Assemblée destinée à définir une Constitution, c'est-à-dire la Loi fondamentale qui servira à définir les droits et les libertés des citoyens ainsi que l'organisation et la séparation des pouvoirs politique (législatif, exécutif et judiciaire). Mais aussi préciser l'articulation et le fonctionnement des différentes institutions qui composent l'Etat (Conseil constitutionnel, Parlement, gouvernement, administration...). Les politiques savent qu'il est très dangereux de nommer des personnes à des fonctions, en l'absence de textes ayant défini les limites et fondements des pouvoirs inhérents auxdites fonctions. Mais il n'y a pas que les politiques, tous les Tunisiens savent que la Constituante n'est certainement pas destinée à former un gouvernement ni un cabinet ministériel. Et que les prochains gouvernements ne pourront émaner que de votes ultérieurs, organisés suivant les règles que devra élaborer la future Assemblée constituante. Or ces règles ne sont pas encore élaborées puisque la Constituante n'a même pas tenu sa première réunion. Et il n'y a pas que les politiques qui savent qu'en démocratie, les élus n'ont ni le droit ni le devoir «d'être juges et parties» et ne doivent en aucun cas accaparer l'ensemble des pouvoirs. Il est possible que certains aient mal compris le fait qu'au sein de la Haute Instance pour la sauvegarde de la révolution et sur proposition, semble-t-il, de M. Yadh Ben Achour, onze partis se sont engagés à respecter certaines règles et se sont entendus à ce que l'élection du président de la République n'ait lieu que suite à la définition du type de gouvernance, Et que le président aura la charge, entre autres, de nommer un Premier ministre... Mais tout le monde sait que les accords signés entre partis politiques n'engagent que les partis signataires. Le peuple tunisien ne peut cautionner de tels accords et refuse que les partis l'enferment dans un discours qu'ils ont eux-mêmes fabriqué pour leur seul bénéfice et qui ne correspond qu'à des intérêts partisans et restreints. Ce qui se passe aujourd'hui en Tunisie nous pousse à nous poser la question : Sommes-nous encore dans la Tunisie post-révolution du 14 janvier 2011, au sein d'une République qui s'est libérée du joug de l'autoritarisme et essaye de mettre en place un régime démocratique pluraliste avec des représentants dont le premier souci devrait être les libertés, la prospérité et l'égalité des citoyens mais aussi le respect de la loi et de la démocratie ou dans une République bananière ou mieux dans un royaume absolu appartenant à tel ou tel autre parti qui a été investi du pouvoir de nommer le président, le Premier ministre et le futur gouvernement ? Loin de nous l'idée de mettre en doute la légitimité du suffrage universel ; mais d'où vient cette croyance qui veut que la légitimité électorale permet de disposer de tous les pouvoirs et de se doter des moyens d'accaparer les trois pouvoirs de l'Etat ? Peut-on réellement penser que les tenants de cette approche n'ont pas compris qu'un tel système constitue le prélude à une nouvelle dictature ? et un des plus sûrs moyens d'y parvenir ? Faut-il rappeler aux élus de la Constituante que plus de deux cents Tunisiens ont perdu la vie au cours des événements de décembre 2010 et janvier 2011, afin de destituer un dictateur et que le peuple a accepté l'organisation d'une élection et a voté pour une Assemblée constituante parce que le pouvoir a été confisqué par ceux qui, une fois élus, ont profité des inégalités, ont changé les règles de la vie politique et sont devenus de ce fait de moins en moins légitimes. Parce que les institutions ne permettaient plus une représentation démocratique des citoyens.