Par Khaled TEBOURBI On remet «Weld El Quinze» en prison. Quatre mois fermes cette fois-ci, et d'exécution immédiate. La raison? Une prestation au Festival de Hammamet, jugée, elle aussi, «contraire aux bonnes mœurs et à l'ordre public». Le rappeur n'a pourtant pas réexhibé sa fameuse chanson «canine». Il se produisait, simplement, en duo, avec Klay B.B.J., autre nom dans «le collimateur» de la justice et de la police. De l'avis des spectateurs présents, les deux compères n'avaient pas proposé autre chose que leur rap habituel. Juste les harangues que tout un chacun sait. Nouvelle arrestation, nouvelle mise en examen, et une condamnation qui nous laisse pantois, il n'y a pas d'autres mots. Par quoi l'expliquer? Du point de vue des lois, par pas grand-chose. Les magistrats de la première instance ont, de nouveau, eu recours aux dispositions pénales en vigueur sous Ben Ali. De nombreux textes édictés par la dictature, «taillés à sa mesure», demeurent en fonction. Juridiquement rien ne l'interdit. Sauf qu'aujourd'hui, on en fait usage «selon les cas». A la convenance des autorités. Quand celles-ci trouvent leur compte à «invoquer le contexte révolutionnaire», nos tribunaux obtempèrent curieusement. Soit, ils passent outre; pas de poursuites, pas de procès. Soit, ils se rabattent sur des «interprétations» estimées plus «conformes». Quand ces mêmes autorités ont maille à partir avec quelques oppositions que ce soit, le vieil arsenal répressif est prestement ressorti. Nos rappeurs, nos journalistes, nos intellectuels, et d'une façon quasi systématique l'ensemble de nos artistes sont, depuis bientôt deux années entières, les cibles privilégiées de cette justice «à géométrie variable». A fortiori, «Weld El Quinze», sur lequel focalisent tous les ressentissements «officiels» et pèsent, à titre particulier, toutes les «mauvaises présomptions». Mais plus encore que les tergiversations et les contradictions du droit, il se pose un problème de justification éthique dans cette condamnation du rappeur «Weld El Quinze». On revient, en fait, à ce qui avait fait tollé lors du premier procès. Ici même, comme partout dans le monde. C'est un artiste que l'on enferme. Uniquement parce que, dans l'exercice de son art, il a «osé» exprimer librement son opinion. Comment un Etat (un pays) qui se prévaut, au regard de tous, d'avoir chassé une dictature et donné naissance à la révolution de la liberté et de la dignité, pourra-t-il encore justifier d'un quelconque crédit après avoir autorisé une telle «transgression»? Il est beaucoup question, ces derniers temps, de la nécessité d'améliorer l'image de la Tunisie dans le monde. On pense, bien sûr, aux besoins urgents de notre économie, et spécialement à l'aide éventuelle de l'Occident si «l'on parvenait à surmonter nos différends». Résoudre notre crise politique ne suffira pas, à l'évidence, si nous continuons à harceler, voire à condamner à la prison ferme, nos artistes et nos journalistes, nos élites d'une façon générale. Nos «prêteurs» n'attendent pas seulement de nous que nous réussissions à mettre d'accord des partis au pouvoir et des partis d'opposition. Ils attendent que nous fassions preuve d'une réelle adhésion aux principes et aux valeurs de la démocratie. Et la démocratie est toute une culture. Elle ne s'arrête pas à «un consensus de gouvernement». L'avons-nous compris? En tous points, hélas, nous en sommes encore bien loin. «La guerre aux artistes» n'est qu'un échantillon, un tout petit échantillon, comparé à ce qui se trame ailleurs. Au «Livre noir» de la présidence de la république, par exemple. Ou encore à la prolifération des législations «islamisantes» concoctées, subrepticement, à l'ANC. Pis, dans un entretien accordé à un média new-yorkais, le Cheikh Abdelfattah Mourou expliquait l'autre jour que «l'objectif de son mouvement est de bâtir une nouvelle société et d'édifier une nouvelle "Umma"». «La page nue». Islamique s'entend. Qui parle encore de liberté ou de démocratie? Le sentiment, aujourd'hui : derrière «la belle façade» de la transition, derrière les promesses, sans cesse rééditées, du «dialogue national», de «la réconciliation» et de «l'unité», des forces résolument conservatrices, tirant vers des «âges sombres», s'emploient à avoir les Tunisiens à l'usure. A force de revirements, de louvoiements, de manipulations, elles finissent par venir à bout de toutes les résistances. Des arts, des artistes, des médias, de la magistrature, de l'opposition politique elle-même jusque de l'opinion, bientôt. Le pays «lâche prise». Et nous regardons faire... impuissants.