«Chacun de nous porte l'univers tout entier en lui, mais n'y a pas totalement accès...» Loin de Tunis et de son brouhaha, une quinzaine de personnes ont répondu à l'invitation de l'Association tunisienne pour la promotion de la critique cinématographique (Atpcc) pour un voyage dans l'œuvre de Naceur Khemir le week-end dernier, au Centre culturel international de Hammamet. Pour certains, le voyage fut initiatique. Pour d'autres, il fut ésotérique. Quand on plonge dans l'œuvre de Naceur Khemir, on ne s'éloigne pas de son époque, on s'en rapproche, comme on se rapproche de l'actuel aux dépens de toute actualité. L'arrivée, les déambulations avec les bagages et puis on s'installe dans le lieu. On découvre ou on redécouvre Dar Sebastian, accueillante, reposante et verte aux éclats. Cela fait des mois que l'ATPCC organise à la maison de la culture Ibn-Khaldoun des projections des films de Naceur Khemir mais avec cet atelier, elle vise à créer un noyau dur pour aboutir à une publication sur cette filmographie si particulière. En effet, toute la question est de savoir comment aborder par l'écriture l'œuvre de Naceur Khemir. Chacun doit se nourrir des films, des débats et de ses recherches personnelles pour trouver le fil conducteur de son écrit. La rencontre a été enrichie par la présence du réalisateur Fethi Doghri, ami de longue date du cinéaste, mais aussi par la présence de Naceur Khemir lui-même. Le cinéaste de l'utopie On ne présente plus l'auteur de la trilogie Les baliseurs du désert (1984), Le collier perdu de la colombe (1993) et Bab'Aziz (2005), conteur, sculpteur, auteur et réalisateur de nombreux courts-métrages, du dernier documentaire colossal, A la recherche de Cheikh Mohieddine et, bien sûr, de son tout premier film qui porte en lui tous les autres, L'histoire du pays du bon Dieu (1975). En attendant son arrivée, la matinée a été consacrée au visionnage de la séquence d'ouverture des Baliseurs du désert, analysée par le membre du bureau de l'ATPCC, Ahmed Bouhrem. Le débat qui a suivi a facilité pour chacun le saut dans le vide pour lâcher à la fois ses interrogations et ses appréhensions. Les interventions ont varié entre explications, interprétations et extrapolations. Partisan de la première « méthode », l'universitaire et critique de cinéma Kamel Ben Ouanès a été un grand éclaireur dans cette aventure. On apprend beaucoup rien que de sa méthodologie qui consiste à partir de ce que l'on observe pour arriver à ce que l'on comprend et ressent, jamais sans argumentaire. Il en a été de même pour Fethi Doghri qui, juste après, a montré son documentaire Naceur Khemir, cinéaste de l'utopie. D'une durée de 29 minutes, ce film-essai est un document essentiel quand on songe à écrire sur les films de Naceur Khemir. En plus du texte, chargé de poésie et de révélations, l'image nous fait découvrir le cinéaste sur le tournage de Bab'Aziz, en plein désert iranien puis tunisien. Et surtout, on y voit Naceur Khemir parler de son œuvre qu'il considère comme sa propre synthèse de la culture arabo-musulmane et, pour Bab'Aziz en particulier, comme un film d'amour. Il est aussi le voyage qu'il n'a pas pu faire avec son père. Car Naceur Khemir a perdu son père très jeune et l'on retrouve cette absence dans tous ses films. Il fait des fictions parce c'est, selon lui, le moyen d'imaginer l'avenir et pour marquer son époque par l'image. Pendant le débat, l'écrivain Kamel Riahi a fait une intéressante analogie entre Naceur Khemir et l'écrivain et poète kurde-syrien Salim Barakat, méconnu dans le monde arabe, en dépit du fait qu'il est celui qui a réinventé la langue arabe. Naceur le conteur Quand on dit Naceur Khemir, le conte est parmi les premiers termes qui jaillissent. Après un détour historique, le débat s'est centré sur la fonction du conte, depuis les temps les plus anciens, en passant par l'époque de la révélation du Prophète Mahomet et jusqu'à nos jours. L'arrivée de Naceur Khemir a, en quelque sorte, permis de trancher, puisqu'il pense que la culture arabe est entre deux livres : le Coran et les Mille et Une Nuits. Il considère ce dernier comme un texte fondateur de l'imaginaire universel, et pourtant, il le voit comme une cité en ruine, car non visité. «Le monde arabe est amené à emmener la tradition orale à l'image», résume-t-il. Quant à la fonction du conte, il dit que «chacun de nous porte l'univers tout entier en lui, mais n'y a pas totalement accès. Le conte le révèle». La rencontre avec Naceur Khemir a été une aubaine dans cet atelier où il a été généreux et éloquent, offrant aux participants de nombreux détails et anecdotes de tournage mais aussi quelques-uns de ses secrets. L'un d'eux nous permet d'affirmer que Naceur Khemir est le cinéaste de l'instinct et de l'intuition. Il dit en effet procéder selon ce qui lui semble appartenir à son film de ce qui ne l'est pas, d'image, de musique, de costumes et ainsi de suite. Il crée ainsi un univers d'éléments faisant partie de la même famille, ou, tout simplement, c'est quelqu'un qui sait... Il sait ce qui fait partie de lui et ce qui n'en fait pas.