Arrestations, agressions, intimidations... Les artistes tunisiens sont désormais dans la ligne de mire d'un pouvoir de plus en plus persécuteur. Quatre mois de prison ferme pour Ala Yaâkoubi, alias «Weld El 15», tel est le verdict rendu par le tribunal cantonal de Hammamet. Une décision qui vient s'ajouter à une longue série d'arrestations chez les artistes. Cette décision, pour une chanson controversée sur les policiers et un clip de «Weld El 15» à Hammamet, vient confirmer le sale temps que vivent les artistes tunisiens. En attendant qu'un acteur se fasse coffrer parce qu'il a tué quelqu'un dans une scène d'un feuilleton ou qu'un réalisateur se fasse écrouer parce qu'il a filmé une scène de consommation de drogue dans un film, les artistes se font boucler pour le contenu de leurs travaux artistiques. Textes d'une chanson rap qui ne plaisent pas aux autorités, sketches qui vexent les forces de l'ordre ou encore une pièce de théâtre un peu « trop osée » pour certains des politiciens, tous les prétextes sont désormais bons pour arrêter les artistes. La frénésie des incarcérations La dernière «mascarade» du genre s'est déroulée mardi 10 décembre (Journée mondiale des droits de l'Homme), quand les forces de l'ordre ont interrogé l'humoriste Mohamed Ali Nahdi durant trois heures. Pas parce qu'il a, soi-disant, appelé à la haine et la violence comme le font la plupart des politiciens qui squattent les plateaux télé. Pas parce qu'il a assassiné deux dirigeants politiques. Pas parce qu'il a exécuté nos soldats. Pas parce qu'il a incendié l'ambassade des Etats-Unis. Non. Mais parce qu'il s'est permis d'ironiser, dans son one man show, au sujet de la corruption dans les rangs des forces de l'ordre ! Rappelons que le même one man show a été arrêté, une demi-heure après son début, en juillet dans le cadre du festival de Sbeïtla. Quelques salafistes ont semé le chaos devant le retrait des forces de l'ordre du théâtre du Sbeïtla, vexés et blessés par les sketches de Mohamed Ali Nahdi. Après abandon de poste, les forces de l'ordre, à travers leur syndicat, ont porté plainte contre le comédien-humouriste. Rappeurs, réalisateurs, acteurs et cinéastes, la justice n'a pas cessé de les traquer depuis quelque temps. La condamnation de «Weld El 15» et l'interrogatoire qu'a subi Mohamed Ali Nahdi ne sont qu'un chapitre de plus qui s'ajoute à une longue série, qui devient inquiétante, d'arrestations à l'encontre des artistes. Le rappeur «Klay BBJ» a lui aussi été arrêté sur la scène du théâtre de Hammamet suite à une plainte déposée par deux agents de police ayant estimé que les textes du rappeur les insultaient. Ahmed Ben Ahmed, alias «Klay BBJ», a été acquitté et libéré le 17 octobre au tribunal cantonal de Grombalia. La frénésie des arrestations à l'encontre des artistes a été d'une ampleur incroyable. On compte plus de 15 arrestations en 2013 ! Le réalisateur Nasreddine Shili a, lui aussi, été arrêté le 16 août pour avoir jeté un œuf sur le ministre de la Culture, Mehdi Mabrouk. Les chefs d'inculpation retenus contre l'artiste étaient, au grand étonnement de tous : «La conspiration et la préméditation d'actes de violences contre un fonctionnaire public, l'atteinte aux bonnes mœurs et l'outrage à autrui». Tout ça pour un œuf ! La Chambre correctionnelle au tribunal de première instance de Tunis a en fin de compte condamné Shili à 5 mois de prison avec sursis et une amende de mille dinars. Un non-lieu a été prononcé pour le journaliste photographe Mourad Meherzi qui a été arrêté pour avoir filmé la scène ! Piège en eaux troubles Les arrestations des artistes ont continué de plus belle. Le 21 septembre, la police a fait une descente, à quatre heures du matin, au domicile de Néjib Abidi, fondateur de «Radio Chaâmbi», et a procédé à l'arrestation de quatre autres artistes. Il s'agit de, outre le réalisateur Néjib Abidi, Abdallah Yahia (réalisateur), Yahia Dridi (ingénieur son), Slim Abida (bassiste et compositeur). Les motifs de l'arrestation restent à ce jour obscurs... surtout qu'un disque dur comportant des rushes d'un film documentaire en cours de réalisation avait disparu de ce même appartement quelques jours avant la descente. Les arrestations des artistes ont engendré des réactions à l'échelle internationale. Le Syndicat des artistes français a même publié un communiqué, le 30 septembre, affirmant son inquiétude quant à la persécution des artistes tunisiens. Le Syndicat des rappeurs tunisiens relevant de la Fédération tunisienne du travail a, quant à lui, estimé que les peines encourues par les rappeurs sont injustes, surtout en l'absence d'un texte de loi dans le code pénal stipulant la condamnation des artistes en raison de leurs travaux artistiques. Le Syndicat des rappeurs a également considéré ces arrestations comme une tentative de museler les rappeurs, tout en exprimant son étonnement de ces arrestations, alors que certains hommes politiques ne cessent de véhiculer des messages de diffamation et d'incitation à la haine et à la violence sans pour autant être jugés, ni même rappelés à l'ordre. Mais l'affaire la plus révélatrice d'un acharnement sans précédent à l'encontre des artistes est celle de l'Association des amis du cinéma et du théâtre du Kef (ACT) en juillet dernier. Les artistes du groupe «Fanni Raghman Anni» (mon art malgré moi) ont manifesté au cœur de la ville du Kef, après les actes de vandalisme contre le siège de l'ACT, portant des costumes du spectacle «Gatlouh» (ils l'ont assassiné), rendant hommage à Chokri Belaïd. Une manifestation qui n'a pas été du goût de quelques salafistes qui ont agressé les artistes dans une scène choquante et portant atteinte volontaire à la liberté d'expression. Mais la réaction des autorités était encore plus choquante : ils ont traduit les artistes devant la justice sortant, comme d'habitude, le fameux « atteinte à la morale publique » ! Les artistes ont été relâchés en fin de compte, mais aucune charge n'a été retenue contre les agresseurs ! Entre-temps, le ministère de la Culture ne bouge pas le petit doigt pour protéger les artistes et la liberté d'expression qu'ils incarnent.