Non, ce ne sont pas les Demoiselles d'Avignon car elles ne font pas dans le nudisme ni le batifolage dans les prés et les champs. De plus, elles n'ont rien à voir avec l'art pictural pleinariste de Cézanne ou cubiste de Picasso. Non, vraiment, les demoiselles de Sejnane sont des merveilles de poteries créées de toute pièce par des artisanes qui se sont passé la main, comme ça depuis la nuit des temps, sans que l'on sache comment, ni pourquoi. Des merveilles de statuettes de toutes les dimensions façonnées grâce à des mains de femmes, comme si elles façonnaient leurs propres progénitures, maquillant leurs visages, tatouant leur peau de signes et de symboles berbères bien antérieurs à nos alphabets greco-romain ou arabe. Un savoir-faire transmis, comme ça, oralement, silencieusement, automatiquement d'une génération à l'autre, et toujours identique à lui-même. La beauté de ces poupées d'argile, leur signe distinctif, leurs tuniques et leurs bijoux et autres pendentifs (signes religieux d'un autre temps : poissons, mains, amulettes), objets de vénération, d'amour et de prospérité renouvelée, tout cela nous fascine encore à telle enseigne que nos chercheurs archéologues, historiens, sociologues ont décidé de considérer les poteries de Sejnane comme faisant partie intégrante de notre patrimoine artisanal national. Or, voilà que lors d'une randonnée effectuée la semaine dernière, du côté d'Edhara, à quelques encablures de la ville où nichent les cigognes, ces statuettes n'existent plus à l'étal, sur la route, parmi tant d'autres poteries, ustensiles domestiques comme les plats, braséros (canouns) ou tabounas pour les fameuses galettes que vous savez. Ceci, au motif que ces poupées d'argile sont devenues des objets impies, des icônes maléfiques, sataniques et contraires aux préceptes de l'Islam. Sur un peu plus d'un kilomètre, de jeunes potières apeurées, terrifiées, nous ont lâché quelques bribes de réponses au sujet d'un tel interdit figuratif et d'une menace inquisitoire proférée par un imam prédicateur ombrageux — pour ne pas dire obscurantiste — de ladite localité. Les demoiselles de Sejnane éberluées avaient la larme à l'œil et leur petit cœur brisé battait la chamade lorsque nous les avons quittées sur le chemin du retour…