Dans le premier film, la vendeuse de pain chante pour oublier sa pauvreté. Dans le second, on achève bien les moutons. Le troisième jour de la troisième Rencontre des réalisateurs tunisiens a coïncidé avec la Saint-Valentin. L'Avenue Bourguiba était surpeuplée de gens qui traînaient en lenteur dans les cafés et même sur la chaussée. Mais la fête de l'amour n'avait pas empêché les mordus du septième art d'aller découvrir les nouveautés de leur cinéma. Vers 19 heures, avant d'aller au Mondial assister à la première projection de «Saida», d'Ines Ben Othman, et de «Sacrifice», d'Anis Lassoued, nous avons fait, rapidement, le tour des autres salles du centre-ville de Tunis. Cela se voit, le bouche-à-oreille a bien fonctionné pour les films déjà primés dans les festivals, pour ceux qui ont eu une bonne presse ou ceux signés par des réalisateurs confirmés. Le président de l'ARFT nous apprend que l'affluence du public, en cette session, dépasse toutes les espérances. C'est bien. La rencontre des réalisateurs mûrit, son exposition de portraits de réalisateurs évolue (la collection compte, aujourd'hui, une quarantaine de portraits)... Son catalogue, qui servira d'index des auteurs du cinéma tunisien, aussi. Et, c'est toujours plaisant d'être cueilli par la première d'un film aussi bon que «Sacrifice». Le rêve du berger Il s'agit d'un documentaire de 52mn qui nous emmène à Sidi Bouzid et qui nous plonge dans le quotidien de Ezzedine Braïki, un de ces militants du parti islamiste d'Ennahdha. Filmé en post-révolution et bien après les élections du 23 octobre 2011, le personnage principal du film se livre à la caméra avec l'aisance et l'assurance du gagnant. Educateur culturel et social (c'est ainsi qu'il se présente), Braïki a dû quitter son travail pour purger une peine de prison. A sa sortie, «La» famille l'aide, financièrement, à monter un projet d'élevage de bétail. Le revoilà, à son ancien poste, avec un nouveau métier qui rapporte. Désormais, Ezzedine ne fait plus partie du troupeau. C'est peut-être dû à l'imagination du spectateur qui écrit parfois le film à sa manière, mais nous ne nous souvenons pas avoir entendu un de ces moutons bêler. Le silence des agneaux de Braïki veut tout dire. Ces pauvres bêtes, si belles pourtant, savent ce qui les attend. Elles tentent de fuir leur persécuteur qui les emmène tous les matins au marché, pour être vendues et sacrifiées. Le sacrifiant, quant à lui, en témoignant de sa nouvelle vie d'homme, libéré de prison et sauvé par le «gang», sait très bien à quoi s'en tenir. Il dit qu'il n'est pas le porte-parole de son parti, et qu'il témoigne uniquement en sa qualité de citoyen, conscient de l'importance de l'Islam dans la gestion de la vie, si difficile. Mais Braïki n'est pas si discret qu'il veut le paraître. Il suffit de voir son visage, où l'on détecte rarement une émotion, pour faire le lien avec d'autres, si familiers. Il suffit également de l'écouter pour avoir une idée très claire sur le projet d'Ennahdha. Ezzedine Braïki en est le fruit, un de ses hommes de main, et peut-être bien l'un des pions. Car celui qui s'est conforté, un jour, dans son rôle de sacrifié, ne sortira jamais du fameux triangle : victime/sauveur/persécuteur. D'ailleurs, le personnage principal du film raconte comment il a été victime de Bourguiba, puis de Ben Ali, et il nous fait part de son projet de sauveur. Il avoue qu'il n'obligera aucune femme à porter le voile, mais s'occupera à mettre la main à la pâte pour construire des institutions, qui prendront en charge l'éducation du peuple, dans le profond respect de la religion. En attendant, il croit ferme au «bon statut social» et au confort financier. La caméra-vérité d'Anis déboule chez la famille agricole d'Ezzedine, montre en gros plans l'argent qui circule, sans plus d'explications, laissant le spectateur comprendre une situation bien moins banale qu'elle n'y paraît. «Sacrifice» est un film à risque. Ne sympathisant pas forcément avec le sujet, Anis Lassoued devait, pendant le tournage, rester sur sa positon : montrer sans trop s'impliquer et jouer son rôle de témoin du réel. Il n'en a pas forcé le trait, avec de la musique ou du chant. Ce documentaire est écrit avec subtilité. Son rythme est juste, et son format est très adéquat à l'histoire. Mention spéciale à Kahena Atia, monteuse, et à la scénariste Chama Ben Chaâbane. Eh, oui! Un doc, ça se scénarise! Saida «Sacrifice», qui finit par le sacrifice d'un mouton, nous a donc rassasiés après que le film d'Ines Ben Othman nous ait laissé sur notre faim. Ce dernier a pourtant commencé avec des plans qui s'en tirent plutôt bien au niveau ombres et lumières, qui donnent envie de découvrir de qui et de quoi il s'agit. Mais ce documentaire si court ne nous en dit pas plus qu'il ne montre. La réalisatrice avait l'air de s'attacher à l'énoncé de son sujet, sans volonté de le développer. Son personnage, dont le film porte le nom, n'avait pas l'air d'être assez «aimé» par l'auteur (comme on dit dans le jargon des cinéastes). Il a servi de prétexte pour nous apprendre, encore une fois, qu'il existe, en Tunisie, des quartiers et des gens qui vivent en deçà du seuil de la pauvreté. Sans plus. Saida, (de Bizerte, selon le synopsis) fait du pain pour survivre et prendre en charge sa famille et, malgré sa situation, elle chante tout le temps et n'hésite pas à faire preuve de générosité et à offrir du pain à ses voisines. Voilà tout. C'est vrai que tous les sujets sont bons, et que l'on ne parlera jamais assez de l'injustice sociale et de ce qu'est devenu le pays et ses habitants, mais où est le traitement dans tout ça? Nous avons bien peur que la pauvreté des gens ne devienne une guimauve dramatique.