La rencontre et l'évasion de deux corps, avec les yeux du cœur Le comédien et metteur en scène Yacine Fatnassi a présenté, mardi, au Quatrième art, sa nouvelle pièce Denya okhra, ou La vie en rose. Après L'escale en 2010, cette nouvelle œuvre est à son tour produite par Kana Prod. L'équipe est manifestement composée d'anciens de l'Institut supérieur des arts dramatiques, puisque des tickets gratuits ont été mis à la disposition de ses étudiants avant le spectacle. Pourtant, la salle n'était pas comble le jour de la représentation. Sur scène, le corps immobile du comédien, Karim Rawéfi, a fixé les regards sur lui. Au bout d'un moment, il s'anime, effectue des gestes d'automate et des numéros de prestidigitation. Son costume aidant, on comprend qu'il interprète le rôle d'un magicien. A la fin de son numéro, la scène sombre dans le noir. Quand la lumière l'investit de nouveau, une femme aux cheveux gris est assise sur un banc, un walkman sur les oreilles. Elle écoute La vie en rose par Louis Armstrong, une chanson qui reviendra comme un leitmotiv tout au long de la pièce, en plusieurs versions, même indienne. L'espace de la scène est délimité par un écran. Dessus, sont projetées deux animations florales où les roses sont mises en évidence grâce à la couleur rouge. La fin de la chanson laisse place à la rencontre entre les deux personnages, Dhaw et Fayka (Fayrouz Bouali), qui se trouvent dans un centre pour non-voyants. Fayka y est depuis des années et Dhaw y revient pour faire son numéro à l'occasion de la fête de l'arbre. Lui aussi est aveugle, mais tente de le cacher à son interlocutrice... Quelques minutes plus tard, un spectateur allume une cigarette. Et non ! Ça ne fait pas partie de la pièce, mais d'un autre spectacle de notre quotidien. Retournons à Dhaw et Fayka. Cette dernière s'évade de sa détention et de sa prison intérieure grâce à la musique. Dhaw va l'emmener sur le chemin d'une autre évasion, plus spirituelle, dans une autre vie, d'où l'appellation en arabe de la pièce, Denya Okhra. Dans cette partie, l'écriture est fortement inspirée de « Rissalat-al-ghufran », d'Abu-l-Ala al-Maari (973-1057). Dhaw, magicien d'esprit et de parole, puise dans l'au-delà tel qu'imaginé par ce poète. Il balade Fayka dans un paradis de toutes les couleurs, avant de lui décrire un enfer terrible. Elle le suit, parfois enchantée, parfois terrifiée. A son tour, le spectateur est embarqué avec les personnages dans leur évasion, l'humour des dialogues aidant. La performance des comédiens a été honorable. Surtout celle de Karim Rawéfi, dont le rôle demande des efforts d'interprétation. Malgré cela, il y a eu quelques moments où le jeu était moins juste et n'a pas bien épousé la mise en scène. Cela aurait pu être évité grâce à plus de répétitions. La tendresse que dégage la pièce est en tout cas restée intacte. Dans le texte de Yacine Fatnassi, le handicap des deux personnages peut être perçu comme un prétexte pour s'évader, ou encore pour exposer différentes visions du monde. « Des goûts et des couleurs, on ne discute pas », surtout quand il s'agit de personnages qui n'en ont jamais vu que dans leurs propres esprits. La vie en rose est en fin de compte une invitation à nourrir son propre imaginaire et à se construire son propre ailleurs et sa propre définition du bonheur. Cela sans être manipulé par la conception des autres, comme le fait un peu Dhaw avec Fayka, et comme le font les médias-mensonges que la pièce pointe du doigt. Elle le fait dès le départ quand Dhaw, dans son premier numéro, brûle un morceau de journal pour le transformer en colombe, et puis à travers les différentes fois où les deux personnages parlent des journalistes qui lisent les informations à la radio de Fayka, en les traitant de menteurs. De la rencontre de ces deux personnages, de leur évasion, ne restent finalement que des souvenirs qu'ils se remémorent, et que le spectateur partage avec eux grâce à un enregistrement.