Le mois de Ramadan 1957 coïncidait avec le mois d'avril. Il faisait chaud à Bab Souika, l'ambiance était surchauffée, et les salles rivalisaient d'ingéniosité et de plaisir proposés au grand public. Il y en avait de toutes les couleurs. De la musique tunisienne à la musique orientale, sans parler des tabalas dans les cafichanta (chafés chantants). La salle Kortba réunissait de grands noms de la chanson, c'est là où j'ai eu l'occasion d'animer les concerts publics de Ramadan, alors que je n'avais que 20 ans. C'était en 1957. Salle El Fath, une affiche alléchante A quelques mètres de la salle Kortba, se dressait la salle El Fath, où j'ai animé les concerts ramadanesques en 1956. A Salet El Fath, une affiche alléchante offrait toutes ces vedettes au cours d'un seul spectacle : Saliha, Hédi Mokrani, Mohamed Ahmed, Hédi Kallel, Mohamed Ferchichi, Ezzeddine Idir et la danseuse Henda, sans oublier la grande chanteuse Fethia Khaïri dont la salle porte le nom. Cette pléiade de vedettes était accompagnée de la «Troupe El Manar», dirigée par le virtuose Ridha Kalaï. A El Fath, pour la première fois Vers 1948, j'étais présent en tant que spectateur à la salle El Fath. J'avais onze ans, j'étais accompagné de ma voisine, une vieille dame, Khalti Mongia. Huit ans après, en 1956, je suis monté sur scène pour la première fois pour animer les soirées ramadanesques de Sallet El Fath. Je me souviens de ces inoubliables soirées comme si c'était hier. Sur scène, Ridha Kalaï se dressait majestueux, violon en main, devant le micro. A ses côtés, les musiciens de la Troupe El Manar. A l'époque, il n'y avait que deux micros sur scène, un pour le chanteur et l'autre pour toute la troupe. Dirigée par Ridha Kalaï, la troupe interprétait, au début de la soirée, des morceaux musicaux : Zina de Abdelwaheb, Rakssat el jamel de Férid Latrache, et Layali eddar el bidha. Cette dernière œuvre a été composée par Ridha Kalaï. Après la musique, les chanteurs Hédi Mokrani, Mohamed Ahmed, Hédi Kallel, Ezzeddine Idir et Mohamed Ferchichi montaient sur scène pour interpréter une série de mouachahet en commençant par Koun ya nadimi. Le numéro chantant qui inaugurait la série était présenté par le jeune frère de Ridha, le célèbre luthiste Ahmed Kalaï qui interprétait Ana elli toul omri ma habit, une chanson de Mohamed Abdelwaheb qui date de 1946. Mohamed Ahmed prenait la suite en chantant Ouahdi fé lil, une chanson composée sur les rythmes de la rumba, suivi par d'autres tubes Ki kalbek ma houch lia, Yek fini loobatek et Enti samra ou damak ghali. Puis c'était au tour de Ezzeddine Idir qui chantait à l'époque une nouvelle chanson de Abdelwaheb Kouli da kane lih, un chef-d'œuvre. Ensuite, venait le tour de Hédi Mokrani et Hédi Kallel, deux artistes habitués de Salet el fath déjà avant la création de la Troupe Al Manar. D'ailleurs, ils firent leur première apparition sur la scène de la Salet El fath aux côtés de Fethia Khaïri qui les présenta au public pour la première fois. De toutes les couleurs… Au temps où j'animais les soirées de Ramadan en 1956 à la salle El Fath, Hédi Mokrani commençait par chanter du Abdelwaheb «Ana wel adhébe ou hawak», puis quelques-unes de ses œuvres composées par Ridha Kalaï, et le trompettiste Béchir Jouher «Ma andi ghirek fé donia», «Wala fakou», «Aouel ah…» et «Enti ya chaghil béli». Hédi Kallel interprétait ses propres tubes écrits et composés par Ridha Kalaï «Enti, enti», «Finou habibi», «finou kalbi», «Malek ya malek», «Hal ghira elli fik» sans oublier «Fé lil ana wel khabil». La danse orientale avait une place de choix dans ces soirées. Je vis se prélasser la charmante danseuse Leïla Samir, puis Henda et Naïma Jazairia à El Manar. La grande chanteuse Fethia Khaïri prenait place sur une chaise devant l'orchestre. Son luth à la main, elle proposait une série de chansons orientales. Je me souviens de quelques-unes : «Ene koultilek el hobgamil», «Leh tendem», «Laïk alik et khal» et «Oussifouli et hob». Hadj Mohamed Ferchichi, prénommé «Kahlaoui Touness», interprétait des chansons de ce chanteur égyptien. Il avait conquis en ce temps le grand public, qui l'acclamait chaque fois très fort. Puis venait le clou de la soirée avec Saliha, la grande dame de la chanson tunisienne. Elle interprétait les œuvres immortelles de la Rachidia, suivies de quelques-unes de notre patrimoine «Wadououni ya belnet», «ardhouni zouz sbaya», «khali badalni» etc. Rossini Palace Deux ans après avoir animé les concerts ramadanesques en 1957 à la salle Kortba et à la salle El Fath, me voici en Ramadan 1959, au Rossini Palace. C'était le dernier Ramadan où je montais sur scène animer les belles nuits du mois sacré. Ils sont tous là… Ramadan 1959, le quartier populaire Bab-Souika baissait pavillon laissant place au «Rossini Palace», l'actuel cinéma Le Palace à l'avenue Habib-Bourguiba. Il n'y avait jamais eu auparavant autant de vedettes de la chanson dans cette salle, réunies sans doute grâce à Si M'hamed Ben Saâd, premier imprésario tunisien à l'époque et qui a été marié durant quinze ans à la belle chanteuse Noura Soltane. Au «Rossini Palace», nous relevions à l'affiche les noms de Ali Riahi, Hédi Mokrani, Mohamed Ahmed, Mohamed Lahmar, Noura Soltane, le chanteur algérien Ahmed Wahby, le chanteur fantaisiste Mohamed Haddad, et un ballet italien nommé Tchi-Tchi Capellini, réunissant un chanteur, entouré de ravissantes danseuses italiennes. Tout ce monde de la chanson était dirigé par la troupe Noujoum El Manar conduite par le grand violoniste, le maestro Kaddour Srarfi. Il dirigea plusieurs orchestres notamment ceux de Chafia Rochdy, Fethia Khaïri et Ali Riahi, avant de créer sa propre troupe El Khadra. Kaddour Srarfi était également le compositeur de tubes à succès comme «La nmathélek bé chams la bel gamra» chanté par Mustapha Charfi, et «Ah mel aïnine» interprété par Mohamed Ahmed. Pluie de chansons… Mohamed Lahmar, un chanteur qui avait appartenu durant de longues années à la chorale de Radio- Tunis, ouvrait la fête. Il interprétait d'une façon magistrale les tubes à succès de Abdelhalim Hafez, en commençant son numéro par Bitloumouni lih? Mohamed Ahmed comptait deux chansons très demandées par le public : Ah mel aïnine et Yekfini loobetek qu'il chantait tous les soirs. Hédi Mokrani interprétait des œuvres composées par le trompettiste Béchir Jouher. Je me souviens notamment de Achkoun kane ikoul, paroles de Seïf Eddine Ghedamsi, et Youm lethnine de Tahar Melligi. Fethia Khaïri déserta la salle El Fath pour rejoindre ses consœurs et confrères du Rossini. Son numéro comprenait des chansons orientales : Oussifouli el hob et Ekdheb alik. Noura Soltane Noura Soltane, chanteuse peu connue de nos jours, avait le plus beau visage parmi nos vedettes tunisiennes. Sans oublier sa voix suave, surtout lorsqu'elle interprétait les chansons d'Oum Kalthoum comme Arouh limine. Noura Soltane se consacra au théâtre avant de se tourner vers la chanson. Elle monta pour la première fois sur les planches aux côtés de Hamouda Maâli et Béchir Rahal, au sein de la troupe théâtrale «Al Itihad al masrahi». Encouragée par ces deux comédiens, Noura Soltane passa six ans au sein de la troupe Al Itihad. Elle apprit à jouer du luth des mains du grand musicien Sayed Chatta. Quelque temps après, Noura s'approche de l'univers enivrant de la chanson, au sein de la troupe Al Manar de Ridha Kalaï. Entre-temps, Noura Soltane n'avait pas oublié le quatrième art, et joua au théâtre le rôle principal dans Rajoulou essaa, pièce de Youssef Wahby, et jouée avec l'Egyptien Kamel Barakat et une pléiade de comédiens tunisiens. Le célèbre humoriste Mohamed Haddad égayait à l'époque les soirées par ses chansons entrecoupées de pointes d'humour. Les trois roses de Ali Riahi… Lorsque Ali Riahi montait sur la scène du Rossini Palace, c'était le délire. Le public se levait pour l'acclamer à tout rompre. Certains lui demandaient d'interpréter leurs chansons favorites, d'autres essayaient de monter sur scène pour le saluer. Généreux et affable, Ali Riahi, pour faire plaisir au public, interprétait près de dix chansons et même plus parfois. Parmi les chansons demandées sans cesse par le public «Thlath ouardet» (trois roses). Et il me revenait tous les soirs de monter sur scène remettre à Ali Riahi ces trois roses artificielles avant l'interprétation de la chanson. C'est lui qui prenait le soin de les amener avec lui et de me les remettre avant le début de chaque concert. Il n'interprétait jamais «Thlath ouardet», sans tenir ces trois roses entre les mains. Un soir, Ali Riahi oublia les roses. Il présenta son numéro sans interpréter cette chanson. Mais devant l'insistance du public, il envoya son chauffeur (Si Abdelkader) lui chercher les roses chez lui. Il habitait en ce temps à Salammbô. Tout près de chez moi. A l'arrivée des trois roses, le spectacle était terminé. Mais Ali Riahi a tenu quand même à chanter la fameuse chanson en tenant les trois roses dans les coulisses, entouré d'une poignée d'admirateurs.