On ne sait plus de qui il s'agit exactement; la pièce est rapiécée de répliques qui appartiennent tantôt au personnage dramatique qu'on veut incarner, tantôt au metteur en scène qui commande et, enfin, au spectateur qui interprète ces deux interprétations. «Ne pas se rendre au théâtre, c'est comme faire sa toilette sans miroir», disait Schopenhauer. En effet, le théâtre vous renvoie votre image, celle de votre société, tout en étant doté d'un pouvoir magique puisqu'il transmet une perception et une conception autres de la vie. Outre l'invitation à l'évasion et le caractère manifestement divertissant et ludique du théâtre, celui-ci parvient à déranger et à ébranler les esprits ensommeillés et les cœurs somnolents. Le 4e art nous convie alors à vivre les passions, les heurts de la personne face à son destin, à la société et à la vie. La musique, la scénographie, les costumes, la lumière sont également des langages symboliques et porteurs de sens éclatés. Et les comédiens ? Et le metteur en scène ? Qui sont-ils ? Parfois, le spectateur s'interroge, en son for intérieur, sur le labeur du comédien, il veut souvent comprendre comment il s'y prend avec le personnage. Et la plupart du temps, il est dépassé par le jeu du comédien qui s'avère fort complexe pour lui. Cependant, la curiosité et l'intérêt du spectateur ne vont pas jusqu'à fouiner et feuilleter les livres de Brecht, de Stanislavski, de Peter Brook ou encore d'Antoine Vitez, car, tout simplement, ce sera encore plus complexe de les lire, alors qu'il faut voir ce jeu avec les yeux ouverts. Voir ce jeu du comédien est une expérience captivante surtout quand on écrit justement une pièce sur le jeu de l'acteur. Effectivement, c'est avec la pièce Au bout du compte(*) de Kamel Abdeljalil qui a été présentée au 4e Art, dans le cadre des journées « découvertes théâtrales », organisées par le Théâtre national du 18 au 23 février, que le public a dégusté, avec un immense plaisir, l'exercice du jeu du comédien. Etre ou paraître : illusion ou réalité ? Dès le début, on a eu l'impression que les comédiens improvisent. Leur spontanéité et leur naturel montrent un style original et différent des codes connus du jeu. Ils parlent avec le public; cette interaction crée un effet de communion, un contact plein de tact et d'engagement entre eux. Une ambiance avenante et sympathique s'installe dans la salle. De plus, les deux comédiens ont provoqué volontairement des incidents subtilement exploités. Ainsi, le spectateur devient témoin de leur jeu et des coulisses du spectacle. Le spectacle — en train de se faire — séduit alors l'auditoire. On a affaire ici au théâtre dans le théâtre, au théâtre, don de théâtre et de vie. Le spectateur perd son identité, il n'est plus observateur, il est plutôt un personnage qui participe au jeu, et c'est ce qui brouille la vision. En d'autres termes, les comédiens miment des personnages de comédiens ou de spectateurs et reviennent toujours à la case départ, c'est-à-dire à la construction du personnage. Le jeu est, désormais, déformé et la perception faussée. On ne sait plus de qui il s'agit exactement; la pièce est rapiécée de répliques qui appartiennent tantôt au personnage dramatique qu'on veut incarner, tantôt au metteur en scène qui commande et, enfin, au spectateur qui interprète ces deux interprétations. Vêtus de noir, les comédiens se cachent constamment derrière un corps, un costume et un personnage. Ils apparaissent sous forme de spectres de la scène. Qui sont-ils ? Le vrai spectateur, celui qui est assis sur sa chaise et regarde les yeux grand ouverts un jeu de dilettantes, se le demande. On voit, parfois, que les comédiens perdent aussi leur identité. Cela étant, ils entrent dans une phase de transe, de folie, de délire, de songe et de mensonge. Les sens de leurs répliques perdent leurs sens et leurs fonctions, ils deviennent remis en question. Cette incursion aux loges intérieures du comédien laisse, quelquefois, le spectateur perplexe, puisque les interprétations sont paradoxales: entre l'illusion et le vrai, entre le vraisemblable et le réel... Le personnage et son double Ces deux comédiens sont dans le double et dans la duplicité, on a l'impression qu'il s'agit d'un seul comédien qui joue deux personnages; n'est-ce pas Baudelaire qui a souligné la fausseté artistique en insistant sur le fait que «l'artiste n'est artiste qu'à la condition d'être double et de n'ignorer aucun phénomène de sa double nature» ? Ils se déguisent ; la femme est vêtue du costume caractériel du personnage masculin et l'homme s'habille de celui de la femme. Cette duplicité est fort significative dans la mesure où elle dévoile l'existence de la masculinité chez la femme et la présence de la féminité chez l'homme. Est-ce qu'on est face au comédien et son double, ou bien face au personnage et son double ? L'apparition du comédien est énigmatique. Certes, on voit qu'il est habité, persécuté, il déclare illicitement sa mort pour faire ressusciter le personnage. Ce phénomène de distanciation, cher à Brecht, laisse le comédien dans l'inquiétante étrangeté. Inquiétante puisqu'elle tend à appuyer le caractère schizophrénique du comédien. Peter Brook peut répondre à cette particularité, il dit que «le plus difficile pour un acteur est d'être sincère et pourtant détaché»... Tâche ardue, dira-t-on, chose presque impossible, formule insensée, pensent les lecteurs-spectateurs. Être sincère et ne pas l'être à la fois appellent le savoir-faire, le talent et la technicité. Mais, c'est tellement parfait de trouver tous ces ingrédients chez un comédien. Et pourtant, c'est la clé de voûte du comédien de théâtre. La question est encore plus alambiquée quand il s'agit du fameux fil, le fil de l'histoire, de la trame dans le drame ; on le cherche, on le trouve, on le suit et après il nous fuit... Ironie du sort pour le metteur en scène La relation qui existe entre les comédiens et le metteur en scène est compliquée. On a toujours reproché à ce dernier le profil du dictateur. On dit qu'il est le chef d'orchestre et celui qui souffle la vie au geste théâtral. Ici, on voit qu'il est omniprésent, mais on voit aussi que la parodie et l'ironie sont présentes. Les comédiens parodient les remarques et les critiques du personnage du metteur en scène. Voici son discours : « Comment étouffer, emprisonner le personnage ? Où est l'énergie, l'émotion ? Il faut casser ce qui a été construit, et rebelote... Approfondir, ne surtout pas s'éloigner du réel, respirer, écouter, s'écouter, savoir aménager le silence... Ah, la concentration... !». Oui, la concentration est le pivot du jeu, c'est la pierre de touche du comédien. Mais si tout ce que dit le metteur en scène est vrai, pourquoi donc le rendre ironique? Peut-être parce que les comédiens se sont lassés du discours du metteur en scène qui se répète sempiternellement. Ces mots-là se sont collés à lui et sont devenus les «mots du metteur en scène», un registre propre à lui seul. En attendant le personnage... Dans l'espace scénique nu, on regarde la méditation, la contemplation, la réflexion, le tissage du texte et l'apprentissage du comédien. L'espace construit le personnage, il est le lieu d'écriture, de jeu sur le texte et sur les mots, mais aussi sur les maux du comédien. Et là on entre dans la scène psychique freudienne du comédien. En fait, l'artiste doit être sensible, fortement humain et passionné. Toutes ces qualités doivent être en mode de montage et d'assemblage; toutes les voix et les non-dits parlent en lui et pour lui : la voix et le rythme du corps, des sensations et des mouvements nécessitent l'éclatement. Le comédien est toujours en état d'attente et de recherche, un état de frustration, d'angoisse et de confrontation entre lui-même et le personnage. La construction du personnage est un processus de conflit et de crise. Ainsi, dans cette pièce «Mellikhir» (Au bout du compte), le spectateur sort autre, différent de ce qu'il était. Il réfléchit sur la méditation du comédien : quelles sont les formules, les formes, les méthodes efficaces pour être un bon comédien ? Charlie Chaplin, l'illustre comédien, peut répondre en proposant sa propre définition : «Chez un comédien, l'homme extérieur doit être passionné et l'homme intérieur, maître de lui». Les comédiens, le metteur en scène et le public de cette pièce ont réussi l'interprétation... Nahla ZID (*) Texte : Abdelhamid Nawara Mise en scène : Kamel Abdeljalil Interprétation : Mouna Talmoudi et Abdelhamid Nawara