L'histoire semble se répéter... D'où la nécessité du roman historique, un genre qui se fait rare dans le champ littéraire tunisien, pour nous réconcilier avec l'Histoire A l'occasion de sa réédition en livre de poche, Le soupir des vaincus, dernier roman de Alia Mabrouk, a fait l'objet d'une rencontre dans un espace de la Médina de Tunis. C'était mercredi dernier, dans l'après-midi. L'écrivaine était accompagnée de son éditeur. Des historiens et des hommes et femmes de lettres étaient également de la partie. Parmi eux, Manoubia Ben Ghedahem, l'arrière-petite-fille de Ali Ben Ghedahem. Il ne s'agit point d'une coïncidence, puisque le roman de Alia Mabrouk est historique. L'action se situe au milieu du XIXe siècle, «époque très sombre de l'histoire de la Tunisie», comme la qualifie l'auteure. Elle tourne autour de l'insurrection de Ali Ben Ghedahem, en 1864. Des personnages historiques en côtoient d'autres, fictifs, pour servir la trame imaginée par Alia Mabrouk autour de faits réels qu'elle a puisés dans des sources historiques. Ce travail de recherche, qui a précédé la naissance du roman, est très important pour elle. C'est un devoir que d'attirer l'attention sur notre histoire, et sur les enseignements qui peuvent en être tirés, semble-t-elle dire à travers Le soupir des vaincus, comme à travers toute son œuvre littéraire, qui va de Genséric roi des Vandales (1998) à Le roi ambigu (2008), en passant par L'émir et les croisés (2003) et par Blés de Dougga (2010). Alia Mabrouk a expliqué un jour son point de vue en ces termes: «Il n'y a sans doute pas d'histoire vraie. Trop de documents sont brûlés dès qu'ils deviennent compromettants, trop de vérités sont tues dès qu'elles embarrassent, trop d'enjeux financiers sont là pour piper les dés d'un jeu de massacre. J'écris des romans sur des périodes clés de l'histoire de mon pays. J'essaye en romançant une époque de rendre plus attractive la lecture de certains évènements. Mes romans sont basés sur une trame historique que j'observe avec fidélité, renvoyant toujours le lecteur à des références littéraires pour qu'il n'ait pas l'impression d'être dans mon imaginaire, mais bien dans l'évènement tel que les historiens l'ont relaté»... Cela ne l'empêche pas d'avoir sa propre lecture, qui se manifeste entre autres, à travers la manière dont elle peint des personnages historiques comme Ibn Abi Dhiaf, Mustapha Khaznadar ou encore Kheireddine Pacha, envers qui son dernier roman est assez critique. Elle les accuse de n'avoir rien fait pour empêcher la Tunisie d'aller vers la banqueroute, et d'en avoir même profité, dans le cas de Khaznadar et même de Kheireddine, ministres du Bey. «Ibn Abi Dhiaf était dans une position difficile, il était le seul Tunisien de la cour. Les autres ont eu une enfance terrible, ils ont été arrachés à leurs familles pour être amenés au palais», explique Manoubia Ben Ghedahem. Et d'ajouter : «Kheireddine a servi l'agenda turc. Quant à Khaznadar, il détestait carrément la Tunisie». Enseignante en littérature française, Manoubia Ben Ghedahem s'intéresse beaucoup à l'histoire de la Tunisie. Elle est d'ailleurs en train de traduire le livre de Tahar Haddad «Notre femme dans la charia et la société», sorti en 1930 et qui a valu à son auteur de subir de vives critiques et de mourir dans l'anonymat. Ce livre est aujourd'hui considéré comme un ouvrage important de notre histoire contemporaine. Pendant la rencontre de mercredi dernier, Le soupir des vaincus a été présenté par la romancière Emna Belhaj Yahia. Celle-ci s'est attardée sur la démarche de Alia Mabrouk pour romancer l'histoire. Elle estime que cette dernière a réussi à restituer l'ambiance d'une époque qui présente de nombreuses similitudes avec la nôtre. A titre de rappel, ce roman est sorti en septembre 2010, quelques mois avant le 14 janvier 2011. Quant à l'insurrection de Ben Ghedahem, elle est survenue quelques années après la Constitution de Kheireddine Pacha, promulguée en 1861. Une Constitution que la population qui croupissait dans la pauvreté et la famine a rejetée à l'époque, trouvant qu'elle n'arrangeait en rien sa situation. Pour Emna Belhaj Yahia, «la faim» est d'ailleurs un personnage à part entière dans le roman. C'est en tout cas l'un des éléments qui témoignent de «l'ampleur de la cruauté du XIXe siècle, un siècle de répression énorme», affirme-t-elle. Elle salue, d'autre part, une œuvre où «les personnages ont une épaisseur humaine», en s'attardant sur celui de «Jalel», un homme pris entre deux mondes, à la fois conscient et impuissant face à la tragédie. Ce qui fait de lui un personnage symptomatique de la «naissance de l'homme moderne, ou encore du Tunisien contemporain». «C'est un livre qui nous pousse à réfléchir et à méditer, et c'est agréable à lire», a résumé Emna Belhaj Yahia lors de son intervention. Tout en insistant sur les similitudes entre le contexte de l'époque et celui de la Tunisie d'aujourd'hui, elle a retenu comme morale de cette histoire que, en fin de compte, «tout se vend, et tout s'achète». Ce qui a fait, selon elle, que l'insurrection a été complètement écrasée. Cette morale a-t-elle été retenue ? L'histoire semble en tout cas se répéter... D'où la nécessité du roman historique, un genre qui se fait rare dans le champ littéraire tunisien, pour nous réconcilier avec l'Histoire. Alia Mabrouk appelle à ce que d'autres acteurs, dans le domaine du cinéma et de la télévision, s'en occupent. Quant à elle, son prochain livre, révèle-t-elle, ne sera pas un roman historique, mais une histoire contemporaine.