Partice Chéreau (1944-2013), pour ceux qui ne le connaissent pas, était un metteur en scène de théâtre et d'opéra, réalisateur et scénariste de cinéma, et acteur français. Artiste pluridisciplinaire qui a su circuler avec subtilité entre ces différents modes d'expression et profondément «humain», il a tenté, à travers ses œuvres, d'explorer les obsessions de l'Homme. «Chéreau, c'est aussi l'axiologie de Bernard Henri Koltès par son traitement particulier de la violence qui règne dans ce monde : violence, solitude, appel à l'autre, demande d'amour...», écrit à son propos Olfa Chakroun, enseignante à l'Institut supérieur des Arts et Multimédias de La Manouba, dans le cadre de l'hommage que lui rend l'Isamm et l'Institut français à Tunis. Un hommage qui met à l'honneur, depuis mardi dernier et jusqu'à aujourd'hui 26 avril, les œuvres-clés de Chéreau via une série de projections qui sera clôturée par un master class animé par Olfa Chakroun. Le public tunisien, essentiellement cinéphile, a découvert ou redécouvert, mardi dernier au CinéMad'art, L'homme blessé, un film culte de l'artiste, qu'il avait coécrit avec Hervé Guilbert (entre 1975 et 1982) et réalisé en 1983. Entretemps, il avait tourné avec Simone Signoret Judith Therpauve, mais c'est en reprenant le projet de «L'Homme blessé» qu'il dit avoir eu l'impression de savoir ce qu'il voulait faire avec une caméra. Le titre du film L'homme blessé nous renvoie directement au titre éponyme de l'autoportrait de Gustave Courbet. On découvre vite après que c'est ce tableau qui a donné son titre au film, qui devait s'appeler L'Homme qui pleure. Hervé Guilbert avait trouvé — en tombant, dans sa bibliothèque, après le tournage, sur une carte postale représentant le tableau de Courbet (un homme en chemise ouverte et du sang sur la poitrine) — que les lumières du tableau renvoyaient à l'ambiance légèrement verdâtre et chaude de la dernière scène du film. Les infortunes de la passion C'est l'histoire du jeune Henri, un adolescent ordinaire qui s'ennuie dans sa famille bourgeoise. En accompagnant un jour, avec ses parents, sa sœur à la gare, il fait la rencontre fortuite de Jean (Vittorio Mezzogiorno), un homme plus âgé impliqué dans le milieu de la prostitution. Il tombe immédiatement dans une folle passion pour lui, part à sa poursuite et tente de se prostituer pour gagner son amour. L'opus soulève plusieurs questions se rapportant à l'homosexualité, le passage complexe de l'adolescence à l'âge adulte et la passion amoureuse. Une passion qui se révèle destructrice et violente pour l'adolescent, paumé à la face pâle et au corps fétiche, campé par un incroyable Jean Hugues Anglade (qui avait 27 ans à l'époque mais paraissait plus jeune). Une violence accentuée par l'atmosphère puante et âcre d'une gare parisienne (où se joue une grande partie du film), et ce pauvre Henri évoluant comme un fantôme entre ses toilettes (plutôt chiottes!) et ses halls où ont trouvé refuge toutes sortes de marginaux et autres gens en mal de vivre : gigolos, hommes mûrs habillés de cachemire en quête de sensations fortes, clochards. Le film, qui avait marqué les esprits lors de sa sortie, continue à surprendre le spectateur novice en allant jusqu'au bout des choses, ne faisant pas que dans le suggestif, mais plutôt dans le cru, en osant tout montrer, sans pour autant tomber dans le vulgaire. Chéreau ne nous cache rien et tente de mettre à nu différentes émotions, faiblesses et obsessions humaines : celle de l'homme impuissant, «le premier émoi de l'adolescent, la difficulté d'aimer, le trafic des sentiments, l'amour discordant rude, violent, mais l'amour malgré tout et l'amour fou au milieu de la prostitution», comme il l'explique. «Je n'imagine même pas le film aujourd'hui. Ce qui m'intéressait était la possibilité de malheur qu'il y a dans l'adolescence. L'adolescence est, dans mon souvenir, l'âge le plus effrayant qu'on puisse vivre. On découvre que c'est un vrai cauchemar de vivre et un état de solitude et de tristesse profonde», avait-t-il révélé dans ce sens Le film nous déroute par une violence froide et émouvante à la fois, par son franc-parler et par une esthétique âpre, loin de toutes fioritures et de jeux de séduction. Considéré comme l'œuvre la plus personnelle du réalisateur, admirablement portée par l'incroyable Anglade, qui envahit l'écran et les esprits, L'homme blessé nous plonge dans une passion tumultueuse sans pathos, nous parle avec crudité du rapport à soi et à l'autre. A voir ou à revoir.