Par Khaled TEBOURBI La télé de Ramadan s'installe en force comme prévu. Feuilletons, séries, «caméras», jeux de fortune, pub à gogo, etc. Une «saoûlerie» de plus en plus folle chaque année. Multipliée par le nombre de chaînes, cela confine au délire désormais. On n'est plus sûr, du reste, de la véritable intention des diffuseurs. Songent-ils vraiment à divertir le téléspectateur, ou n'ont-ils plus en tête que l'entraîner dans leur «démagogie publicitaire» pour mieux amasser des sous? On songe à un bon vieux texte de Pierre Paolo Pasolini, «Ecrits corsaires», paru en 1975. Visionnaire! L'auteur y annonçait l'avènement du «fascisme télévisuel», en lieu et place du «fascisme de papa», «le fascisme archéologique», celui des dictateurs de l'avant-guerre «ensorcelant les foules par leurs discours de feu...». «Ce fascisme-là, écrivait déjà Pasolini, n'est plus que faux-semblant, prétexte de politiciens. Pour le remplacer et pour dominer tout autant, sinon plus profondément, les peuples, il y a la société de consommation, avec son outil majeur, son arme fatale, la télévision...». Du temps des «Ecrits corsaires», on n'avait pas encore tout à fait idée de l'impact idéologique de la télévision. De sa puissance de conditionnement. De sa capacité à orienter et à formater les esprits. Le phénomène a largement dévoilé ses desseins depuis. On dirige maintenant des populations entières sans qu'il y ait besoin de les enrégimenter, ou de «les endormir» à force de discours exaltés. On leur transmet un message, un mot d'ordre. On les mobilise autour d'un mode de vie, d'un dogme, d'une pensée, alors qu'ils sont bien assis chez eux, en train de suivre en toute innocence leur émission préférée. Quelle différence avec un chef haraguant la foule pour «la ramener à soi»? Pasolini n'en voyait aucune. Non plus que, plus tard, mais avec force inquiétude et moult mises en garde, le regretté Pierre Bourdieu. Pierre Bourdieu eut, lui, le mérite de débusquer les mécanismes d'un système : celui qui unit dans une alliance d'intérêts les grands patrons de chaînes et les grands lobbies politiciens. Les nababs de la télévision planétaire et les décideurs, «Elus des grandes démocraties». «Les puissants de ce monde», les appelait-il. Il invitait tout le temps à les combattre, car il savait l'influence qu'ils pouvaient exercer. Et ne se résignait jamais à se décourager comme ce fut le cas, parfois, de Pasolini. Ce dernier mit quand même le doigt sur ce que cette union de l'argent et du pouvoir recelait comme «principe d'intolérance». «L'intolérance, soulignait-il, ne s'exprime pas uniquement à travers la contrainte. Elle a d'ores et déjà des moyens plus subtils, autrement plus sournois, pour parvenir à ses fins...». Ici, dans nos pays du Sud, et spécialement en Tunisie, l'alliance des patrons de chaînes et des décideurs politiques n'atteint sûrement pas ce degré de machiavélisme. Mais du point de vue du résultat, c'est le même dommage subi. Il y a toujours des puissants qui s'enrichissent sur le dos de millions de pauvres gens. Et il y a toujours des politiciens ambitieux qui assoient leur pouvoir au détriment de millions d'innocents. Le pire, sans doute, dans notre cas, est que le système fonctionne dans une totale sérénité. Tout le monde semble y trouver son compte. Les patrons de chaîne «se fichent» des produits proposés, ils comptent leurs sous. Les téléspectateurs sont aux anges, puisqu'ils n'ont que l'embarras du choix. Les gouvernants, eux, se frottent les mains. Avec des téléspectateurs à ce point floués, par millions de surcroît, ce sont des électeurs dociles que l'on se ménage pour demain. Et encore, à voir avec quelle hâte nos saltimbanques viennent rejoindre les grilles ramadanesques, on se dit que l'élite artistique, une bonne partie de l'élite du pays, est elle aussi (volontairement ou pas) impliquée dans cette énorme duperie.