Par Hédi BEN ABBES Rarement un mot n'aura été autant galvaudé, tourné dans tous les sens, redéfini, n'aura vu ses acceptions s'élargir ou se rétrécir autant que le mot « exception » dès lors qu'on parle de la Tunisie. Nous savons qu'en élargissant le sens du mot « exception » on se donne un nouvel horizon, une nouvelle ouverture, un autre exemple qui rend compte d'une situation inédite. L'inédit a eu lieu, encore une fois, sur cette terre de Tunisie un certain 14 janvier 2011 et comme ce fut le cas maintes fois dans l'histoire depuis la fondation d'Utique plus de mille ans avant l'ère chrétienne, c'est la face du monde qui s'est transformée. Une nouvelle carte est en train de se dessiner, un tournant décisif dans l'histoire de l'humanité, un véritable volcan culturel, politique, géostratégique qui a comme épicentre, encore une fois, la Tunisie. On peut toujours gloser, il est vrai, sur le soulèvement populaire en Tunisie, sur sa prétendue spontanéité, sur son ampleur. Les historiens et les politologues finiront par s'imposer une démarche empirique visant à établir la ou les vérités qui ont présidé à ce soulèvement et ont entraîné telle une traînée de poudre des implosions en cascade et tous les bouleversements que connaît la région. Telles les répliques sismiques, les ondes de choc font trembler les chancelleries de Tokyo à Washington, de Paris à Berlin, de Bruxelles à Rome, de Stockholm à Copenhague. Toutes sont aujourd'hui en alerte face aux conséquences de ces implosions en cascade. En réalité, si je maintiens la métaphore volcanique, ces implosions étaient en gestation depuis bien plus longtemps dans l'ensemble dudit monde arabe mais tel un volcan il lui fallait trouver la faille et cette faille fut la Tunisie. La chape de plomb qui couvrait l'ensemble de la région se devait d'être fissurée là où elle était la plus fragile. Les coups de boutoir successifs depuis les années 70 et les émeutes successives finirent par avoir raison de cette oppression. Et voilà que toutes les frustrations emmagasinées depuis des décennies, toutes les revendications ont jailli soudainement depuis cette brèche ouverte le 14 janvier 2011 sur cette terre de Tunisie. Pourquoi l'éruption a-t-elle eu lieu en Tunisie et pas ailleurs ? Qu'est-ce qui fait l'exceptionnalité de la Tunisie ? Nous allons nous borner à la dimension politique et économique de ces deux questions en essayant de démontrer, autant que faire se peut, la volatilité de la situation et le danger que traverse une Tunisie « condamnée » soit à la réussite soit à subir le même sort que subit Carthage autrefois : « Ifrikya delenda est ». En politique l'exception a deux implications. Elle peut être adossée à la règle, autrement dit elle conforte la règle, elle est partie prenante de la règle à laquelle elle déroge. Le référentiel étant reconnu, l'exception vient déstabiliser le référentiel tout en le confortant dans sa position dominante. Néanmoins, l'exception ouvre une brèche et crée des zones nouvelles de négociation et d'intermédiation. Le référentiel dans le monde arabe fut le pouvoir absolu, et l'exceptionnel était accaparé par les régimes despotiques qui ont en fait un mode de gouvernement qui s'apparente à l'extraordinaire sur lequel ils ont fondé leur pouvoir. Que le pouvoir absolu trouve justification dans un ordre divin ou païen, il n'en demeure pas moins qu'il s'agit d'un détournement de l'exception qui, au lieu d'ouvrir une brèche dans le système, le rend encore plus hermétique. L'exception appliquée au mode de gouvernance devient alors une aberration, une consolidation de tous les pouvoirs en un point culminant qui déplace la cible d'une éventuelle contestation du système vers le point culminant qu'il soit un monarque absolu ou un despote. L'autre dimension de l'exception relève de la rupture. Elle introduit de nouvelles marges de manœuvre et des zones d'intermédiation entre l'autorité et ses contestataires. L'exception tunisienne est en elle-même une exception car elle se situe dans une troisième zone intermédiaire entre l'exception en tant qu'aberration et l'exception en tant que zone franche. En d'autres termes, l'exception tunisienne a permis de se débarrasser du point culminant donc du despote, sans se débarrasser pour autant du système d'où cette intermédiation constante, cette recherche d'une extension des libertés qui concilie le contestataire avec le contesté. Le retour des contestés au-devant de la scène politique n'est autre que cette matérialisation d'une transaction entre le contestataire et le contesté. Les figures même de la répression et les piliers du système et du pouvoir absolu ont vu dans cette transaction leur statut changer, allant de la détestation au plébiscite, passant de la posture du bourreau à celle du sauveur d'une nation secouée sur ses propres fondements. L'instinct de survie, la peur de l'inconnu, le conservatisme mais aussi l'ambition, l'ouverture, le besoin de créer le nouveau ont fait que dans cette transaction le curseur s'arrête aujourd'hui sur cette exception tunisienne qui s'apparente parfois à une réconciliation de raison. Si on prend une photographie politique de la Tunisie aujourd'hui on verra que l'exceptionnalité réside dans cette capacité à réunir autour de la même table le bourreau et la victime, l'ancien et le nouveau, le conservateur et le progressiste dans un joyeux théâtre où chacun feint une radicalité à laquelle lui-même ne croit plus. La Tunisie est la terre des radicalités douces. Un tel oxymore est une exception en soi. Raison pour laquelle les confrontations si violentes soient-elles, ne peuvent se transformer en destruction à une échelle incontrôlable. Les raisons de cette exceptionnalité politique trouvent racine dans la géographie tant physique qu'humaine de la Tunisie, dans l'histoire de ce peuple, dans son ouverture volontaire ou forcée sur le monde, dans la culture hybride fruit de pollinisations croisées sans cesse renouvelées depuis des millénaires. La Tunisianité est une culture réfractaire au monolithique, à ce qui réduit et résorbe. La Tunisianité est antinomique à tout ce qui embaume et fige. La Tunisianité est l'antidote contre la thanatopraxie culturelle. La Tunisianité est une expansion, une métamorphose joyeuse qui échappe et échappera à toutes les radicalités. Ce trésor que nous avons entre les mains, ce patrimoine, cet héritage qu'allons- nous en faire ? Nous les Tunisiens, les dépositaires de ces biens, les héritiers d'Al Kahina, d'Hannibal, de Saint Louis et d'Ibn Khaldoune, qu'allons-nous faire de cette tunisianité ? Notre tunisianité, donc notre exceptionnalité, tient à trois défis majeurs : la sécurité, la démocratie et l'économie. Le maître-mot qui fédère ces trois domaines est la rupture. Pour qu'il puisse y avoir rupture, il faut impérativement la conjugaison de plusieurs volontés. La volonté d'une classe politique éclairée et motivée par l'intérêt général et consciente de l'exceptionnalité tunisienne et de la nécessité de la consolider et la traduire en actes. Une volonté populaire sachant consentir des sacrifices pour construire le futur. Une volonté des partenaires civils sachant substituer l'intérêt général au corporatisme. Peut-on dire aujourd'hui que ces trois volontés sont réunies pour que rupture il puisse y avoir ? Mon scepticisme n'a d'égal que ma déception face à une classe politique dont le seul objectif est celui de gagner les prochaines élections, dont la seule méthode est le populisme dont le seul programme est « moi d'abord et après moi le déluge ». Certains ont la vue courte, d'autres l'égoïsme ravageur, chez beaucoup d'autres le manque de patriotisme et l'ignorance font des ravages et comme des millions de Tunisiens nous cherchons encore l'exception ! Et pourtant il faut faire avec cette classe politique, il faut la mettre devant ses responsabilités, il faut qu'elle comprenne qu'elle n'a d'avenir que dans la rupture avec les vieux réflexes, les mauvaises habitudes, qu'elle doit s'engager dans la voie de la responsabilité ayant comme méthode le devoir de composer avec l'autre, comme outil le pragmatisme et comme objectif l'avenir du pays. Si le bateau Tunisie coule, il coulera parce qu'il est percé par les ambitions démesurées, par l'égoïsme, le manque de patriotisme et l'incompétence. Pour être plus explicite, la sécurité du pays est un défi majeur et ne peut être assurée sans une volonté politique claire et intransigeante loin des petits calculs, comme on le constate malheureusement chez certains qui sont prêts à composer avec le fanatisme pour peu que cette stratégie puisse leur faire grappiller quelques voix, quelle misère intellectuelle ! Dans quel abîme sont-ils tombés ! Et pourtant il nous faut une rupture avec les anciennes méthodes et pour ce faire, il nous faut une volonté politique, une méthode de travail digne de ce nom et une coopération internationale sans lesquelles on ne peut relever le défi de la sécurité. Le contexte régional, les interférences étrangères, les enjeux sécuritaires et économiques, le climat social rendent encore plus délicate la mission de préserver l'exceptionnalité tunisienne. Ce chapitre mérite à lui tout seul tout un développement. En résumé, on peut dire que l'exception tunisienne dépend du sérieux avec lequel on va traiter le triptyque, sécurité, processus démocratique et développement économique. La « démocratie » est un concept tellement galvaudé qu'il est à présent rejeté par tant de Tunisiens qui ne voient dans la démocratie que désordre, abus et fragilisation du système et donc de l'insécurité au sens large du terme. Et pourtant, il nous faut cette rupture avec l'ancien système, il nous faut œuvrer à l'édification de l'Etat de droit et des institutions, il nous faut barrer la route au retour de l'ordre ancien. L'exception tunisienne en politique a donné lieu à des consensus de dernière minute. L'exception tunisienne a fait éviter le pire à notre pays dans des moments extrêmement délicats et notamment lors des assassinats politiques, de l'attaque de l'ambassade américaine, ou encore lors du dialogue national. On est en droit de croire que ce n'est pas un hasard de voir ce peuple qui flirte avec le danger finir par trouver un consensus de dernière minute. Ce même peuple n'a plus le droit de tergiverser ou de regarder en arrière. Le processus démocratique doit se poursuivre coûte que coûte en dépit du manque de patriotisme et de l'ignorance qui sont les deux fléaux qui ravagent notre société. D'autre part, si la Tunisie a réalisé de maigres avancées dans le processus démocratique et dans la maîtrise de sa sécurité, on ne peut pas en dire autant dans le domaine économique. L'économie : tous les maux de notre société culminent dans notre approche de la question économique. Ignorance des fondamentaux d'une économie moderne, interférence des enjeux politiques, populisme, radicalisme idéologique, irresponsabilité, manque de volonté, corporatisme, absence du sentiment citoyen, et la liste peut s'allonger à l'infini pour décrire les raisons de l'état déplorable de notre économie. Il suffit d'observer le débat national pour se rendre compte que la question économique est absente, pire encore, quand elle est effleurée, c'est sous l'angle du populisme absolu, de l'assistanat, de l'Etat providence, du « ne faites rien, l'Etat s'occupe de tout », de la légitimité de toutes les revendications si absurdes soient-elles, du « il faut que, il n'y a qu'à, et nous allons donner ». Et pourtant, tous les paramètres économiques, tant macro que micro, tous les indicateurs, toutes les institutions nationales et internationales pointent du doigt une Tunisie au bord de la faillite, une Tunisie devenue quasiment insolvable. Un déficit dans la balance commerciale chronique et qui se creuse sans cesse, un rating en chute libre, une inflation galopante qui remet en question une croissance elle-même révisée à la baisse, un environnement des affaires loin d'inciter à l'investissement national ou étranger, un code de l'investissement obsolète, une fiscalité qui, au lieu d'inciter à l'investissement, encourage la thésaurisation, des projets de loi bloqués, des secteurs d'activité figés, des entreprises qui délocalisent, un environnement social hostile, un secteur touristique incapable de se réformer, un secteur énergétique prisonnier du corporatisme et du conservatisme monopolistique, un secteur public à l'effectif pléthorique et à l'inefficacité notoire, le gaspillage, les abus des biens publics, la valeur travail devenue une insulte, j'en passe et des pires, et face à tous ces maux, le discours politique et syndical est en totale inadéquation avec la réalité. Par ignorance ou par calcul politique, continuer à tenir un tel discours populiste, à promettre monts et merveilles à la place du « sang et des larmes », à alourdir le fardeau de l'Etat, à inciter les gens à croire dans l'Etat providence, à l'argent facile, à tout et tout de suite et être partisans du moindre effort est un crime contre la Tunisie. Nul ne peut ignorer que la Tunisie est au bord de la faillite, que l'endettement a atteint des niveaux intolérables et de surcroît un endettement pour la consommation et non pour la création de richesses. Nul ne peut ignorer que la politique économique de tous les gouvernements post-soulèvement était marquée par un populisme préjudiciable à notre économie et donc une bombe à retardement qui va inéluctablement exploser si on ne change pas de cap au plus vite et de la manière la plus radicale. Nul n'ignore le fait que les dépenses de l'Etat dépassent et de loin ses recettes. Nul n'ignore que les moteurs de la croissance qui sont le secteur privé et l'investissement direct étranger sont à l'arrêt. Nul n'ignore que la résistance à toutes les réformes et les revendications salariales entraînent les délocalisations et conduisent le pays vers un taux de chômage record. Nul n'ignore que le secteur informel et son cortège de trafic de tous genres gangrène l'économie du pays en échappant à tout contrôle et en mettant en difficulté le secteur formel. Nul n'ignore qu'à moins d'un véritable plan Marshall pour sauver ce qui peut l'être encore nous allons tout droit vers la catastrophe et la porte sera alors grande ouverte à tous les dangers dans tous les domaines. Nul n'ignore qu'à moins de consentir d'énormes sacrifices qui nécessitent le consentement de toutes les forces vives de la nation, population, syndicats, partis politiques, société civile, l'économie tunisienne s'effondrera à très court terme. Mais de ces sujets, aucun parti politique ne souffle mot, la politique de l'autruche aveugle même les plus éclairés d'entre eux. Le populisme ne les étouffe pas, les slogans creux ne les gênent pas non plus. On entend les promesses les plus folles, certains sont allés jusqu'à faire croire que la Tunisie est assise sur un trésor énergétique, faisant ainsi miroiter aux Tunisiens qu'ils n'ont pas à s'inquiéter, qu'ils auront tout et tout de suite, sans même faire le moindre effort puisque nous allons avoir une économie de rentier. Les slogans sur la souveraineté nationale, la richesse de notre pays, les obligations de l'Etat envers la population, l'intelligence de notre peuple, toutes ces flatteries, tous ces mensonges visent à enfumer une population déjà encline à la facilité et à la paresse, pourvu que les gens votent pour ces marchands d'illusions. De quelle souveraineté parlent-ils quand on est endetté jusqu'au cou, quand on dépend de l'étranger même pour notre pain quotidien, quand on a une des productivités per capita les plus faibles au monde, quand on est incapable d'assurer notre propre sécurité alimentaire et notre sécurité tout court, quand on est sous perfusion des institutions financières internationales, quand on est incapable d'emprunter sur le marché mondial sans avoir la caution d'autres puissances, quand notre machine de production est en panne, quand on a des députés aveuglés par les slogans et qui ignorent les rudiments d'une économie moderne, quand on exige tout de l'Etat et qu'on a aucune obligation envers lui, quand on ferme le pays au lieu de l'ouvrir sous prétexte de protéger le patrimoine national, quand l'administration devient un obstacle plutôt qu'un outil au service des citoyens et des investisseurs... Cette pseudo-souveraineté on l'a perdue et on va encore perdre même son illusion car nous subirons à très court terme les diktats des institutions internationales, qui nous dicteront la marche à suivre alors que nous sommes d'ores et déjà dans une position de faiblesse telle que nous n'avons ni les moyens de contester et encore moins de poser nos conditions. Quand on se montre incapable d'assumer ses propres responsabilités, on est infantilisé. A tous les prétendants aux prochaines responsabilités, je tiens à dire que le pouvoir n'est pas une partie de plaisir, que la situation est tellement grave qu'ils ne peuvent feindre d'ignorer l'ampleur de la tâche qui les attend, qu'il est grand temps de tenir un discours de vérité même si c'est impopulaire, qu'il est grand temps qu'ils assument leur rôle historique dans cette croisée des chemins où se trouve la Tunisie, qu'il est grand temps de s'attaquer à l'épineux dossier de l'économie et des finances publiques sous un angle pragmatique et rationnel. Enfin, qu'il n'est pas exceptionnel celui qui veut se dresser au-dessus de la nation mais celui qui est à son service. Désespéré des hommes comme je le suis, je m'accroche à l'idée que le mot « exception » soit un nom féminin !