Ali Bécheur nous mène vers un lieu de contradictions où nous nous retrouvons face aux dilemmes qu'il faut trancher pour prétendre rejoindre le monde contemporain... si on parvient à composer avec son style ! La fracture habituelle oppose les jours d'antan quasi romantiques au présent auquel ont mené des transformations sordides. La fracture entre celui qui reste et celui qui part dont les bagages ne renferment que la colère du père, les larmes de la mère, la beauté perdue de l'enfance et la litanie des fallacieuses dorures d'un âge d'or, né de nos songes. La fracture du divorce, conclusion d'un mariage arrangé. La fracture entre le monde des nomades et la prolifération des sédentaires. La fracture entre une jeunesse perdue et une vieillesse sans espoir. La fracture entre la nonchalance des oasiens qui ne savent pas qu'ils possèdent en l'oasis un trésor et l'érudit européen venu jadis enquêter sur place et confiant à Tijani, le chasseur de serpents, que cette oasis était ‘'leur contribution au patrimoine universel, étant le fruit de leur labeur et de leur ingéniosité''. Un sommaire des dilemmes que notre société doit trancher, ‘'joués'' par des personnages génériques dans un espace-carrefour; une oasis prenant un peu de Degache, Gsar Ghilane, Nefta, Matmata, Médenine, Tozeur, Tamerza, Midas, El Hamma... au large du Chott El Jerid. ‘'Petit fennec, sauvage, furtif et innocent'' Réceptacle de toutes ces fractures, Nadir qui, commençant sa vie en fuyard à cause d'un crime d'honneur, finit en nabab possédant des hôtels par dizaines et toutes sortes d'affaires juteuses. Au faîte de cette gloire, il supplie son ancien Moallem d'écrire sa biographie. D'abord réticent, celui-ci a une illumination : ‘'Puisqu'il le voulait, j'écrirais son histoire et que l'écrivant c'est mon histoire que j'écrirais, celle de la source, de l'oasis et des palmiers et de ceux qui y vivaient, ceux qui n'avaient pas voix au chapitre''. C'est là que commence la saga de Nadir, livré à lui-même après la disparition du père fouettard, jusqu'au jour où il abuse une jeune bédouine, Rima, et où sa mère le force à fuir sous peine d'être purement et simplement égorgé. Il traverse le Chott El Jérid, débouche sur un Douar isolé et un chauffeur de passage le prend en pitié et le sauve vers l'Est. Il se retrouve à Zarzis, vendant des souvenirs aux touristes après le premier choc de la découverte de la mer et des touristes à demi nus sur la plage. Après un court épisode avec son ‘'ami'' Manfred, il devient serveur dans un hôtel où Sandra, une richissime franco-italienne le remarque et l'invite en France. Et c'est le début de la première vie du «petit fennec, sauvage, furtif et innocent» ; là où il devient objet pour la sado-cocaïnomane Sandra. Après une crise, c'est la seconde vie de Nadir où lui et Sandra deviennent un couple. Sa troisième vie commence quand, après des années, et atteinte d'un mal incurable, elle le fait son légataire universel. C'est alors qu'il rentre au pays, élevant des palaces à vol d'épervier de son oasis natale. Il règle ses comptes, y compris en épousant Rima, cause de sa fuite de l'oasis qui était devenue fille de bas étage, culminant par la construction de son Chems Palace sur le site même de l'oasis, arrachant les racines, pompant l'eau de la source... jusqu'au dramatique dénouement final. Tomber amoureux du Sud Un dénouement présagé dès le début du roman quand le narrateur fait l'éloge de l'oasis en l'assortissant d'une menace qui prendra toute son ampleur le moment venu : «Les murs d'argile crue du ksar émergent du cobalt de la nuit, fardés d'incarnat. Ksar ech-chems resplendit, le Palais du Soleil flamboie au faîte de sa gloire, diadème royal jetant l'éclat de ses gemmes. C'est notre unique richesse, une élection divine que contre rien au monde nous n'échangerions. On ne marchande pas les miracles». Un éloge assorti d'une menace qui prendra toute son ampleur lors du dénouement final, aux dépens de Nadir. Car le narrateur est aussi un personnage du roman ; c'est l'ancien Moallem qui, la retraite venue, retourne au Djerid, pays des palmes, où ils ne l'avaient pas oublié, eux qui ‘'vivaient de dévotion, de dattes, de lait de chèvre et de peu de blé dur.'' Une alchimie qui donne immanquablement une saveur particulière au roman, si l'on parvient à composer avec l'exercice de style qui l'emporte sur la fluidité de la trame du roman, comme si l'auteur voulait prouver quelque chose... Il faut vraiment se concentrer pour suivre ; là où on ne devrait pas car un roman est d'abord fait pour nous emporter comme coulant de source alors que l'histoire, le roman, nous allions dire, se tisse péniblement parmi un fatras littéraire exagérément gavé de dorures, de broderies et d'arabesques de vocabulaire dont on se demande si elles ne sont pas faites sciemment pour nous isoler du sujet en devenant elles-mêmes le sujet. Ce qui est absurde, car le langage n'est qu'un médium, pas une fin. Il y a aussi cette manie de rendre omniprésente l'idée de la mort qui émaille ainsi, à tout propos, la totalité du récit. Peut-être un message subliminal ! Mais, bizarrement, quand on referme le livre après avoir lu la dernière ligne, il en reste vraiment quelque chose : de quoi tomber amoureux du Sud tunisien ! L'édition ‘'Elyzad'' 2014 Disponible à la librairie Al Kitab ‘'Chems Palace'', mouture française, 263 p.