Par Khaled TEBOURBI Notre Ziriab n'est plus. C'est un ébranlement pour nous tous : ses élèves, ses émules, ses compagnons de route, ses jeunes et ses vieux admirateurs, ceux, en de simples mots, qui comprennent et ressentent ce que ce départ représente comme perte pour la musique dans notre pays. Les jeunes d'aujourd'hui n'en ont, évidemment, pas cure. Ils vivent un tout autre monde. Un monde étrangement coupé du passé. Un monde où les maîtres n'existent plus, où les icônes naissent pour aussitôt s'effacer. Où la mémoire est souvent cible de moquerie. Pour ces nouvelles générations des années 2000, au surplus façonnées par le vide existentiel et culturel de l'ère Ben Ali, la disparition d'un personnage historique de la carrure de Si Salah El Mahdi équivaut, au mieux, à un non événement. Aussi, renoncerons-nous à toute oraison ici : nous voulons nous adresser d'abord à ceux qui ne savent pas, puis à ceux qui n'ont jamais su, mais encore et surtout à ceux qui n'en veulent rien savoir. Hélas, ils sont légion. Pas d'oraison, donc, pour notre Ziriab mais ceci, simplement ceci : 1) Salah El Mahdi fut le seul et unique fondateur de la grande institution musicale tunisienne, c'est-à-dire les structures de base : le Conservatoire national de musique (1957), l'enseignement musical dans les lycées et collèges (57-61), la Troupe nationale de musique (1962), l'Orchestre symphonique tunisien (1969), le festival international des arts populaires (début 1970), malheureusement abandonné, le festival de Testour aussi, également disparu, et d'autres encore telles les semaines de la musique qui révélèrent de nombreux talents et enrichirent le potentiel musicien national durant des décennies. Ces multiples actes fondateurs signifient déjà une chose absolument essentielle : c'est que Si Salah était un patriote et un bâtisseur. La Tunisie de l'indépendance en eut, bien sûr, dans le sillage du Zaïm Bourguiba, mais en cette époque d'édification, bâtir les institutions et les structures de la culture et des arts, de la musique, à plus forte raison, n'était pas la priorité des priorités, il fallait se battre pour cela, Si Chedly Klibi l'a souvent rappelé (lui, le chef de file), de même qu'un peu plus tard, l'autre leader de la réforme culturelle que fut Si Béchir Ben Slama (un compagnon fidèle du regretté défunt). L'apport du responsable Salah El Mahdi doit, dès lors, être bien compris : il fut, avant tout, celui d'un militant et d'un battant. Les jeunes qui fréquentent le Conservatoire de nos jours, ceux qui ont des profs et des salles pour pratiquer leurs musiques préférées ne devraient jamais le perdre de vue. 2) Le bâtisseur Salah El Mahdi était, en plus, un grand savant. Diplômé de musicologie, cela allait de soi, mais encore en lettres et en sciences juridiques. Membre émérite des plus prestigieuses institutions musicales internationales, de surcroît. Auteur et chercheur reconnu et consacré de par le monde. Un profil rarissime dans l'élite musicienne. Le plus courant est que l'on est ou l'un ou l'autre. Mais quand il y a cumul, on est incontestablement en présence d'un personnage d'exception! 3) Et nous en évoquons un précisément, un Ziriab aussi doué, aussi créatif, aussi prolifique et inventif que le Ziriab (omeyyade) d'Andalousie. On ne citera pas la quantité (600 compositions) ni la diversité (l'éventail universel, du malouf à la symphonie), on rafraîchira simplement les mémoires, toutes les mémoires, même celles qui n'en ont plus idée. On rappellera, au moins, à «Zine Essahra», ou à «Nadhra min aïnek» et «Sayed Lassyed», ou, pour les puristes, à «Noubets Ezzankoula» et «El Khadra». Tout peut disparaître, Si Salah, sauf ces magnifiques arias. Merci pour tout, merci pour ces moments!