Par Ilia TAKTAK KALLEL: Enseignante-chercheure à l'ESC Tunis (Université de La Manouba) Il est difficile de dire avec précision quel langage est aujourd'hui parlé par les jeunes et les moins jeunes dans notre pays ! Mélange que certains pourraient trouver riches, et d'autres bâtards, entre un français tunisifié, un arabe satellisé et bien d'autres mélanges non identifiés ! Je ne suis pas spécialiste du domaine, mais je constate comme d'autres cette bâtardise du langage, qui ne peut que laisser perplexe. C'est que, en la matière, il y a deux points de vue qui s'opposent : il y a, d'un côté, les tenants de l'argument de la communication, ceux qui défendent l'idée selon laquelle l'essentiel est de pouvoir communiquer (n'a-t-on pas récemment décerné une prestigieuse récompense à une dame qui a trouvé le moyen d'«alphabétiser» des femmes analphabètes en trois jours, en leur apprenant comment envoyer et lire des messages sur le téléphone portable ?!) ; il y a, de l'autre côté, ceux qui déplorent cette «batardisation», cette dénaturation du langage. Bien évidemment, il y a une bonne partie qui s'accommode assez bien de cet état des faits comme étant l'une des expressions de la tunisianité et/ou un signe de l'époque, observable dans différents pays ouverts sur différentes cultures. Il est incontestable que la communication, et la communication rapide en l'occurrence, a été promue comme une première nécessité de notre vie contemporaine ; les technologies de l'information et de la communication (TIC) n'ont-elles pas promu la facilitation des échanges, le village mondial, l'interconnectivité instantanée ? Elles ont par la même occasion promu la logique de l'économie de la communication (le «tout illimité à moindre coût»). Mais il est bien à craindre qu'elles n'aient promu également l'économie de la pensée et de la réflexion, l'apologie de l'instantané et de l'éphémère, le sacre du raccourci stérile. Ce n'est pas parce qu'on communique plus vite que l'on communique bien, ce n'est pas parce qu'on communique à travers des technologies hyper-sophistiquées que l'on communique mieux, pour autant que l'on considère que la communication est cet acte qui permet une intelligence supérieure entre êtres humains et entre sociétés, et qui autorise d'espérer d'atteindre à des états supérieurs d'échange, de réflexion, de bonne entente et d'aboutissement de l'être humain. Mais s'il s'agit là d'un manque à gagner pour l'humanité, un rendez-vous raté avec l'opportunité de s'élever à un degré supérieur d'accomplissement humain, ce n'est pas la moindre des dangerosités de ce vide de la communication : le langage utilisé est plus qu'un moyen d'échanger avec autrui ; c'est une voie d'échange avec soi-même, le monde et les éléments ; c'est un moyen de réfléchir soi et le monde entourant. Aussi cette dénaturation, cette aliénation du langage sont-elles autant la manifestation symptomatique que l'un des éléments importants à l'œuvre dans la reproduction des crises identitaires que vivent les générations actuelles. Car il y a à l'évidence une nuance de taille à faire entre les identités plurielles caractéristiques de notre époque (issues des ancrages et sociabilités multiples : socioprofessionnelles, familiales, amicales, affinitaires…) et qui sont souvent considérées comme une source d'enrichissement personnel et culturel, et les problèmes d'appartenance générateurs de pathologies psychosociales généralisées et occultées par le discours de la postmodernité et de la mondialisation. Enfin, en décortiquant finement ce langage singulier que même certains aînés s'approprient pour affirmer leur appartenance à l'ère d'aujourd'hui, on ne peut que constater qu'il n'y a pas un seul langage, mais des langages et des polarités vraisemblablement à relier à des classes sociales et à des temporalités différentes (orientales, occidentales). A n'en pas douter, les inégalités sociales sont reproduites et même amplifiées à travers la communication télégraphique et atypique d'aujourd'hui. Elles sont même creusées entre ceux qui ont l'illusion de s'avancer et de s'insérer dans leur époque mais qui ne font que régresser intellectuellement, et ceux (individus, nations) que leurs atouts de départ prédisposent à prendre encore plus d'élan et à tirer au maximum parti des opportunités offertes par les nouvelles technologies de la communication.