Olivier Bernex est un artiste de l'autre rive. Il vit à Allauch, sur les hauteurs de Marseille, dans «un petit val qui mousse de rayons» (Rimbaud). Nous l'avions invité en Tunisie en 1996 où il avait fait sa première apparition au festival international des arts plastiques de Mahrès. Comme Klee, Macke, Moillet, Roubtzoff et bien d'autres avant lui, la Tunisie est devenue indispensable au développement de son travail. Ses séjours fréquents lui ont fait prendre conscience, «comme une révélation», de l'importance de la lumière, des couleurs, du motif décoratif répété dans l'espace monumental et de son rôle de l'affirmation du plan. «Les Portes de l'Orient» (série de tableaux réalisés de 1997 à 1998) se sont ouvertes avec des fonds décoratifs, des formes et des couleurs «comme des notes sur une partition musicale». De cette rencontre avec la Tunisie, est née ainsi une œuvre foisonnante et même prémonitoire de la révolution... des coquelicots. Au lieu de parler de lui — ou pour lui —, nous allons le laisser évoquer ce énième «récit» du peintre solitaire qu'il est après — depuis une cinquantaine d'années — ceux ayant trait à «La Peste à Marseille» d'après Michel Serres, Fragonard et Delacroix, thème des «Gisants» à travers des polyptyques des grands formats et les «Rêveries du promeneur solitaire» inspirées des promenades quotidiennes dans son Vallon d'Allauch. Et, bien sûr, des œuvres inspirées de «la croisée des chemins du peintre» et jusqu'aux atmosphères de la révolution du 14 janvier, à travers des œuvres prémonitoires au sujet des barques et des harragas dans ses carnets de voyages, ses croquis, ses collages, ses polyptyques entre huiles et acryliques. Ce matin (à 11h00) à l'Espace d'art Sadika, gageons que le public aura une rencontre fascinante avec Olivier Bernex et son œuvre entièrement dédiée à la Tunisie et sa révolution en marche. Cédons-lui la parole. B.B.N. Le printemps des coquelicots «Désormais, au commencement de la peinture, il n'y a plus de toile (les tissus imprimés collés sur les toiles dans «La Peste à Marseille») mais des vibrations colorées. Plus de blanc envahissant, plus de surface vierge où tout (où rien) est toujours possible. (...) L'affabulation produite d'une observation profonde donc vraie, les féeries de Sousse traversé la nuit en train ont provoqué des illuminations rimbaldiennes : une véritable polyphonie ou plutôt une cacophonie... des rêves éveillés, des errances, des vagabondages. Lorsque j'ai peint des barques (des felouques), les «Portes de l'Orient», les épaves des «bateaux ivres», je ne savais pas alors que ces accumulations, ce vocabulaire de formes (pour moi, coquelicots et non jasmin) trouveraient tout leur sens aujourd'hui. Avec la révolution tunisienne... ces naufragés du styx, les harragas, jeunes émigrants de Lampedusa, et leurs fragiles et mortelles embarcations. Je sentais bien alors ce mélange dantesque de souffrance et d'espoir d'un jour nouveau. La fuite préfigurée par la voie ferrée, cicatrice du nord au sud, jusqu'à la Libye, les taxis jaunes, les barques des pêcheurs aux drapeaux noirs. La barque pour traverser le fleuve chaotique de l'existence en proie à ses remous terribles. Les séries «Night and Day» (entre Sousse et Sfax en 2002), les «dérades», déjà, annonçaient la couleur. J'ignorais tout cela... le «Dégage», mais je ressentais intérieurement, dans mon corps, toutes ces souffrances, j'avais un pressentiment. Le contraste de l'ombre et de la lumière, la dictature cachée, la peur prégnante, celle de mon ami Bady, au volant, soudain, il se liquéfiait au moindre contrôle de police, les palaces opposés aux demeures misérables trouvaient leurs métaphores dans mes «médinas», dans les autres métiers du patrimoine saccagé. La mémoire est serpentine, cette révolution réunissait alors tous les ingrédients de façon prémonitoire, elle appelle des résolutions, l'espérance existe. Dessinés «in vivo», ces situations faisaient écho, résonances, un sujet de réflexion à la douleur, au manque, j'étais rattrapé par le réel, irrigué par la révolution arabe. L'art n'a pas la capacité à se mesurer avec la catastrophe, mais nous pouvons peindre la catastrophe en différé, pas sur le pied de guerre. Pendant tout ce temps-là, en Syrie à Homs, on ne compte plus les morts. (...) J'entreprends deux quadriptyques grands formats (228x292 cm) sur ce thème «Le printemps des coquelicots» (*). Ne pas se laisser gagner, envahir par l'allégorie (supprimer les personnages de la barque de Dante de Dalacroix), immédiatement visibles et lisibles ou les traiter autrement ) (...) peut-être les naufragés peuvent-ils rester, mais en tant que point nodal, un parmi d'autres, embryonnaire, focal (...) J'ouvre de nouvelles boîtes de couleurs avec autant de gourmandise que pour une soupe «campbell» et les couleurs du «pop» d'A. Warhol. Tout explose, les bonnes résolutions envolées, même plus de blancs volants, permettant à l'air la lumière (une lumière atomique), les couleurs, les formes de circuler (...) C'est le fameux chaos, indispensable, où le tableau est en train d'apparaître (...). C'est le grand jour, j'attaque l'autre «printemps des coquelicots» (228x292 cm). L'objectif : être le plus possible en phase avec le canevas, la méthode envisagée déjà pour le précédent...» Olivier BERNEX (In : «Les récits du peintre solitaire») ------------------ (*) Ces deux quadriptyques font suite à de très nombreux travaux dessinés et peints l'été dernier sur papier ou des toiles de petits et moyens formats, comme ceux exposés au Centre d'art Sadika