Par Abdeljelil KAROUI * Cette organisation peut se glorifier d'un passé prestigieux qui a connu sans doute des hauts et des bas, mais qui était très souvent intimement lié au destin national. Est-ce à dire que ce passé puisse en faire une citadelle sacrée que rien ni personne ne peut entamer. Probablement pas, même si tout dernièrement encore, elle a joué un rôle plus que salutaire pour le pays, en étant le vecteur essentiel qui a conduit le dialogue à quatre. Grâce à l'impulsion de ce dialogue, une constitution moderne a pu voir le jour, un gouvernement de technocrates a été constitué et des élections libres et transparentes ont été organisées (législatives) et se poursuivront encore (présidentielle). Quand on a à son actif une œuvre aussi positive et quand on dispose de moyens de pression considérables, il est fondamental, tant dans l'intérêt de l'organisation que dans celui de la nation, qu'ils soient utilisés à bon escient. Il y va de la crédibilité de cette instance, de son audience et de son rayonnement qu'il en soit ainsi. De fait, cette organisation gagnerait à éviter de se laisser déborder par ceux qui s'avisent de se livrer aux enchères et aux calculs partisans au détriment de l'intérêt général. A un moment où le pays devient quasiment ingouvernable, à la suite d'un laxisme généralisé tel un cancer dévastateur, le seul discours qui doive être tenu est celui de la vérité, loin de toute démagogie et de populisme de bas étage. Face à la conjoncture économique du pays, un syndicat sérieux et responsable, plutôt que de réclamer des augmentations de salaires qui génèrent une inflation dont les effets pernicieux rejaillissent au premier chef sur les travailleurs, serait mieux inspiré d'agir selon deux axes : faire pression sur le gouvernement en l'aidant à accélérer et à donner à la réforme fiscale une dimension significative et mobiliser fonctionnaires et ouvriers pour qu'ils retrouvent le réflexe du travail. Est-il besoin de rappeler que le travail appartient à l'ordre des valeurs, qui implique une notion de devoir au service d'un idéal, l'intérêt général ? Le concept revendication, en revanche, participe de l'ordre des sentiments. Il va de pair avec tout ce qui est affectif et implique une appréciation subjective dont le ressort essentiel est l'intérêt partisan ou sectoriel quand ce n'est pas l'intérêt personnel. La revendication est légitime et peut même déboucher sur une grève quand toutes les voies du dialogue se trouvent bloquées. Mais quand les grèves deviennent un réflexe mécanique que l'on brandit comme une arme pour stopper le développement du pays au grand mépris des usagers des services publics ou privés pendant trois jours et parfois bien plus et sans tenir compte de la conjoncture économique dramatique que traverse la Tunisie, voilà qui donne à réfléchir sur cette frénésie autodestructive. La liberté et le droit de grève ne signifient pas opération de sabordage et gare à ceux qui se laissent manipuler par des excités pour ne pas dire plus. Car l'ultime fin serait la faillite de l'entreprise et le chômage de ses ouvriers avec en prime la perspective de ne plus voir pointer le moindre investisseur étranger ou national. Un indice qui n'est pas trompeur : pendant ces dix derniers mois, les investissements étrangers ont régressé par rapport à 2013 de 13%, et ce, malgré l'avènement d'un gouvernement de technocrates qui a restauré une certaine confiance et permis l'octroi de crédits des institutions internationales. Pourquoi cette régression ? Parce que l'atmosphère sociale s'est dégradée : grève à répétitions dans tous les secteurs et à qui mieux mieux et les plus favorisés sont les plus zélés ; si l'on n'y prend pas garde cela nous mènera directement à la banqueroute. La France, quoique parmi les plus riches du monde, à cause d'une politique laxiste, pratiquée aussi bien par la droite que par la gauche, en est arrivée, faute de savoir s'adapter à un monde qui évolue très vite, à une situation peu enviable. Attachement obsessionnel aux sacro-saintes règles des droits acquis, grèves intempestives et irraisonnées, endettement excessif au détriment des générations futures, indemnités de chômage qui n'encouragent pas toujours à la recherche d'un emploi, déficit faramineux de la caisse de sécurité sociale, telles sont quelques-unes des difficultés dans lesquelles la France se trouve empêtrée. Aussi n'a-t-on pas intérêt à lui emboîter le pas à travers ce modèle. On gagnerait bien plus à regarder vers l'Asie : Japon, Corée du Sud, Malaisie, etc. Par ailleurs, l'Ugtt, dont la vocation essentielle est de défendre les intérêts des travailleurs, pourrait dépasser ses prérogatives en assumant une mission nationale, comme elle l'a fait par le passé et tout récemment encore dans le cadre du Quartet. Il s'agit du problème du chômage des diplômés qui nécessite la mobilisation de tous. L'Ugtt pourrait, en l'occurrence, jouer un rôle déterminant. De fait, la situation des diplômés chômeurs a donné lieu à beaucoup de surenchères et de démagogie. C'est ainsi que certains considéraient qu'ils étaient maintenus au chômage forcé, en insinuant que c'est l'Etat qui est coupable de ne pas en faire des fonctionnaires. Or tout le monde sait à quel point cette attitude est empreinte de mauvaise foi. L'Etat croule déjà sous le poids d'un tiers de fonctionnaires en surnombre. Envisager d'en rajouter serait lui donner le coup de grâce. Ce qui ne veut pas dire que l'Etat puisse se dédouaner à leur égard. En effet, la dégradation de l'enseignement supérieur est largement imputable à l'Etat, car le gouvernement avait imposé aux universités un système tel que 80% des étudiants devaient réussir (Les matières à option sont conçues pour permettre à l'écrasante majorité d'entre eux d'atteindre la moyenne quel que soit leur niveau, par ailleurs.) La solution est double et il n'y en a pas d'autres à mon sens. L'Etat doit donner aux diplômés chômeurs les moyens de se recycler : informatique, maîtrise des langues, apprentissage de toutes sortes de métiers. De leur côté, ceux-ci doivent se prendre en charge intellectuellement et moralement sans rechigner devant l'effort. Mais pour que ce double impératif ne reste pas un vœu pieux, une mobilisation de très grande envergure doit être menée à bien. De concert, l'Ugtt et le gouvernement pourraient mobiliser des dizaines de milliers de candidats au recyclage. Des vagues successives pourraient se relayer, et ce, dans les centres de formation professionnelle, mais aussi les instituts de langue, les facultés, les Iset (cours du soir.) Il appartiendra à l'Ugtt d'accomplir le travail de sensibilisation pour sortir les jeunes des cafés et les encadrer et au gouvernement de mettre en place le dispositif. Si cette proposition qui n'a rien de chimérique venait à se matérialiser, en deux ans on aurait franchi un pas décisif. L'Ugtt, qui a su gagner d'autres batailles, pourrait relever ce défi. *(Professeur émérite)