Par Raouf Seddik La mémoire n'est pas seulement celle des individus. Il y en a une dont on peut dire qu'elle est universelle... Mémoire des siècles! C'est celle que l'on trouve dans les anciens récits, à travers la multiplicité des traditions. La Bible est de ces récits-là, surtout dans cette partie qui concerne les commencements, à savoir la Genèse. Même si, en un sens, elle appartient à un peuple particulier, dont elle forge l'identité, elle plonge aussi ses racines dans un substrat commun. Les progrès de l'Histoire ont permis, du reste, de dégager le jeu des emprunts et des résonances qui existent entre la Genèse et d'autres textes, appartenant à la civilisation mésopotamienne. Or, la Bible évoque pour nous deux épisodes où l'homme fait face au rêve et à la question de son sens. Le premier épisode est celui au cours duquel Joseph déchiffre le rêve de Pharaon. Le deuxième est celui du prophète Daniel expliquant le rêve de Nabuchodonosor, roi de Babylone. Chacun peut se documenter à loisir sur ces deux exemples, qui sont passionnants et dont la connaissance relève de toute culture générale qui se respecte. Notre propos n'est cependant pas de rentrer ici dans le détail de ces rêves et de leur interprétation. Mais l'idée sous-jacente est qu'il existe une bonne lecture des rêves. Beaucoup de tentatives d'interprétation sont des échecs. Elles passent à côté du message caché. C'est ce qui est fortement souligné par le texte biblique. En fait, il y a deux positions à dénoncer au sujet des rêves : une position «hyper-rationaliste», qui dénie au rêve le pouvoir de produire du sens et qui considère que tout cela fait partie des reliques ou des survivances d'une pensée archaïque. Et une seconde position, tout aussi faible, qui consiste à prêter au rêve des significations plus ou moins «fabriquées», en les affublant artificiellement des attributs d'un certain sérieux... Beaucoup de manuels vénérables sont dans cette logique à la fois d'impuissance et d'imposture. Et chacune de ces deux positions prend généralement prétexte des excès de l'autre pour affirmer sa propre légitimité : la première crie au règne de la superstition et de la crédulité pour affirmer que toute recherche de sens est vaine, tandis que la seconde feint de s'effaroucher du nihilisme ou de l'aridité de la première pour se présenter comme une alternative raisonnable en affirmant qu'il y a bien du sens. Quel sens ? Eh bien, celui que ses partisans veulent bien nous donner et qui lui sert surtout à gagner des suffrages... Non pas à convaincre, mais à séduire. L'époque moderne nous présente d'ailleurs une alliance contre-nature entre la psychanalyse et l'occultisme autour du commerce du rêve. Ces deux branches intellectuelles, opposées en beaucoup de points, se rejoignent dans leur façon d'utiliser l'interprétation du rêve pour conforter les gens dans l'idée que le destin de leur personne est au centre des messages secrets que leur envoient leurs rêves. Grâce à ce stratagème, une foule de gens, acquis à la cause, croient dur comme fer aujourd'hui que les rêves nous parlent de nous-mêmes, de nos petits et grands malheurs. Et l'esprit critique n'en sort pas triomphant, c'est le moins qu'on puisse dire. Mais, justement, quelle est, face au rêve, la différence entre le superstitieux et le visionnaire ? La mémoire des siècles nous répond ici. Elle nous rappelle en tout cas que, dans son essence, le rêve nous parle d'abord du monde... De nous-mêmes, mais aussi et d'abord du monde ! L'horizon est large. C'est le premier point. Deuxième point, le visionnaire est celui qui a intériorisé la vérité selon laquelle la marche du monde n'est pas contingente, que c'est une marche qui révèle un sens dans sa globalité... Mais qu'un tel sens se dérobe. Comme un message codé... Là où le commun des mortels ne voit que pur jeu du hasard dans la succession des événements de l'Histoire, le visionnaire, lui, voit un double jeu : à la fois de révélation d'un sens et de manifestation d'un nouveau signe qui appelle un travail d'interprétation... Chaque événement du monde comporte pour lui ces deux faces : il est dévoilement du mystère et il est relance de l'énigme... Il décrypte le message et il le crypte à nouveau. Jamais le sens ne se donne une fois pour toutes : toujours il le fait sur le mode du retrait. Mais il le fait... Troisième point : l'attention au sens du monde n'est pas le fait d'un regard scrutateur auquel rien n'échappe de la vie des hommes et de la nature. Elle relève bien plutôt d'une écoute capable de sonder les profondeurs, et de reconnaître du sens dans des «textes» qui en sont apparemment les moins pourvus... Bref, le visionnaire est celui qui, parce qu'il est capable de produire du sens à partir de son intériorité, est aussi capable d'aller à la rencontre du sens du monde pour en faire jaillir la lumière... La divine providence ! Et cette capacité de produire du sens tient à ce que, en lui, deux mémoires se rencontrent : une mémoire des profondeurs et une mémoire de la hauteur. Leur rencontre est incandescente !