Par Raouf SEDDIK Les rêves sont les rêves de la mémoire. Au sens où ils sont rapportés par elle... La preuve, c'est que certains ne le sont pas. Au réveil, nous éprouvons le vague sentiment qu'il y a eu rêve, sans savoir ce que nous avons rêvé. Parfois, si nous nous y arrêtons, nous pouvons repêcher telle ou telle image mais, souvent, nous ne le faisons pas, parce que nous pensons que la récolte de la mémoire serait de toute façon tellement maigre... Ainsi, il y a des rêves qui demeurent cachés à notre vue. Ils mènent leur existence passagère dans l'arrière-pays de notre conscience, un peu comme ces nuages dont on aperçoit, l'espace de quelques instants, un petit lambeau tandis que le reste nous demeure dissimulé par la montagne. Ils passent et, nous aussi, nous passons ! Il n'y a pas rencontre. Raison pour laquelle on a tendance à considérer que seuls ont droit au titre de rêves ceux qui se laissent relayer par la mémoire. Or, ici, la question est de savoir si la mémoire nous les rapporte tels qu'ils ont surgi dans notre cerveau ou si elle ne s'affaire pas à les habiller en puisant dans la garde-robe de ses images d'archive. Une troisième hypothèse, toutefois, serait que la mémoire mettrait sa garde-robe à la disposition du rêve et que celui-ci, sur son chemin vers la conscience, se chargerait lui-même de se vêtir selon sa guise. Ce qui voudrait dire peut-être que le rêve n'achève son élaboration qu'au moment où il affleure à la surface après le réveil et que, pendant toute la remontée, il ne cesse de s'apprêter pour se donner un aspect qui, d'une façon ou d'une autre, nous... parle ! Quoi qu'il en soit, on ne peut écarter l'idée que le travail d'élaboration du rêve ne soit également un travail de collaboration avec la mémoire... C'est Descartes qui, au premier livre de ses Méditations, nous dit que si nous n'avons jamais rencontré de créatures monstrueuses dans notre vie, la mémoire peut nous en fournir les éléments. Le rêve, lui, à l'image d'un peintre installé devant son chevalet, met ensemble la tête du lion, le corps de la chèvre et la queue du serpent : et voilà une «chimère» ! Autrement dit, la mémoire ne fait pas que nous rapporter des rêves : elle fouille, trie et offre le matériel de ses images afin que le rêve, lui, rassemble, façonne et donne vie. Mais ces compositions qu'invente le rêve, aussi fantastiques qu'elles puissent être, aussi éloignées qu'elles soient parfois du réel, attirent notre curiosité. Nous nous demandons à leur sujet si quelque chose ne nous est pas dit. Car, si quelque chose nous est dit, cela engage peut-être une réponse de notre part. A l'époque de l'ancienne Mésopotamie, les sages scrutaient le ciel comme on regarde dans un livre et tentaient de décoder une parole portant sur le destin futur du royaume où ils vivaient. Pour eux, le monde était en quelque sorte une forêt de signes, tracés par des mains invisibles, et il revenait aux hommes d'entrer en intelligence avec un tel langage. Il en va de même avec les rêves... Mais sommes-nous à l'écoute ? Et capables de produire une réponse au message sibyllin que chacun d'entre eux nous délivre ? Hélas, nous n'avons plus le sens des énigmes. Nous vivons un âge où tout est censé être utile. «A quoi bon ?», dirons-nous. L'interprétation des rêves est un art qui s'est perdu. La psychanalyse, dont on pourrait penser qu'elle le relance, y est en réalité profondément étrangère. Elle propose des grilles de lecture, à prétention universelle, qui sont une insulte à la fois au génie créatif de notre activité onirique et à l'héritage culturel particulier dans lequel il s'enracine et dont il se nourrit. Tout au plus peut-on, grâce à cette grille, et dans le contexte d'une société donnée, émettre des hypothèses au sujet d'événements oubliés dans la vie du patient. Mais il ne s'agit en aucune façon de proposer une juste réponse. Toutefois, ce qui peut nous rapprocher, c'est vrai, de la psychanalyse, et nous éloigner en même temps de l'art divinatoire des anciens sages, c'est que nous avons renoncé à vouloir lire l'avenir à travers les rêves. Et que, en revanche, nous en attendons une vérité au sujet de notre passé... C'est que la mémoire, qui nous rapporte nos rêves, qui prend part aussi à leur mise en forme, se sert enfin de ces mêmes rêves pour nous rappeler des choses essentielles au sujet du passé... De ces contrées éloignées de notre passé. Certains diraient «primitives». Disons simplement qu'elles ont pour horizon notre prime enfance. Mais l'enseignement des anciens sages reste précieux en ce qu'il nous met en garde contre la tentation — moderne — de tout réduire à des schémas cognitifs. Comprendre un rêve, c'est d'abord y répondre. Entrer dans le jeu de son imagerie foisonnante, se laisser traverser par ses bigarrures et devenir soi-même acteur de son discours insensé — et cependant chargé de vérité !