Hsan Ben Othmane esquisse, selon les termes du rasoir d'Ockham, une première lecture dans le phénomène salafiste comme carrefour où se rencontrent, non pas les passions dévotes et les nostalgies des fondateurs, mais toutes sortes d'intérêts reliés d'un trait entre l'intérieur et l'étranger. Ce dernier roman en date de Hsan Ben Othmane, car il s'agit bien d'un roman, ne nous a semblé être en définitive que la coquille, la matrice qui renferme le vrai fruit ; une analyse selon les termes du rasoir d'Ockham ; un principe philosophique dont la formulation moderne est ‘'Les hypothèses suffisantes les plus simples sont les plus vraisemblables'' ou, si vous préférez, le langage courant ‘'Pourquoi faire compliqué quand on peut faire simple ?'' Et c'est donc sans s'attarder sur les détails que l'auteur expose le processus qui a conduit à l'émergence du salafisme. Hsan Ben Othmane commence par nous éveiller à la dualité de l'individu tunisien qui est capable de défendre la chose et son contraire par le truchement de deux de ses personnages : Abdil, entre le régime et les islamistes, et Ismaïl Knouz, ex-communiste-trotskyste devenu libéral dans une Tunisie qui, si elle n'est pas hors du temps, est quand même à plusieurs vitesses. ‘'Des problèmes exempts de solutions !!'' C'est ainsi que Knouz reprocha à Abdil de s'interroger sur la crucifixion ou l'ascension de Jésus et il doute qu'il pourrait ne plus avoir toute sa tête après le drame de ses filles jumelles. Car les jumelles de Abdil et Fanta sont atteintes de Lexeroderma Pigmentosum, une maladie rare de la peau, contraignante et coûteuse qui interdit la moindre exposition au soleil, à tel point qu'on les surnomme ‘'les filles de la lune''. Intelligentes et au fait de tout, elle savent après des recherches sur Internet qu'elles ne dépasseront pas la vingtaine. Abdil ne sait plus à quel saint se vouer et se trouve fortement tenté de christianisation pour invoquer le prophète qui guérissait les incurables. Il était tiraillé par toutes sortes d'interrogations mais Knouz ne comprenait pas et estimait que de telles interrogations étaient à classer parmi ‘'les problèmes exempts de solutions'' qui n'ont en définitive rien à voir avec notre vie qui appelle à des solutions au ras des pâquerettes, pour espérer progresser. Un dialogue de sourds qui émaillera le roman. ‘'Entre une gifle et l'envol d'un avion'' Soudain, le vendredi 14 janvier 2011, la Révolution, ‘'entre une gifle et l'envol d'un avion'' ! Et puis c'est l'amnistie, la sortie des islamistes de prison, leur participation aux premières élections démocratiques et leur victoire. Mais, contrairement au ‘'petit peuple'', l'élite voyait tout cela d'un mauvais œil, comme si fleurissait déjà le pressentiment de ce qui allait se passer. Pour l'heure, la passation du pouvoir, civilisée et pacifique, enchanta le monde entier et la Révolution, qui avait fait des émules un peu partout dans le monde arabe, fut encensée comme de juste. Le vieux timonier (comprenez Essebsi) avait donné le pouvoir en souriant, détenait le ‘'patrimoine des génies'', celui de Bourguiba. Seulement, quand la vague tourna et que les pires pressentiments se révélèrent fondés, il retourna au navire et cria au Nidaa. L'opposition civile, ‘'dans le désordre'', a alors affiché ses craintes quant à la capacité des exilés de l'intérieur et de l'étranger (comprenez les islamistes) de disposer des compétences qui leur permettraient de vraiment diriger le pays, accusant les Occidentaux et les Khalijites de les soutenir pour toutes sortes de raisons inavouables. Et puis vint le tsunami des ‘'harraga''... ‘'Des mains anonymes à l'intérieur et à l'étranger se sont déployées pour enchaîner la Révolution, et actionner l'hémorragie du départ des jeunes révolutionnaires qui sentaient que la Révolution ne tiendrait pas ses promesses et qui furent dévastés par des centaines de noyades et de disparitions en haute mer. Le chaos s'installa... les agents municipaux en grève, les détritus qui s'amoncellent, le vol des équipements des hôpitaux, les attaques des salafistes contre les brasseries et les maisons de tolérance, l'émergence de troupes attifées à l'antique et battant pavillon noir, leur activisme dans les mosquées au vu et au su de tous. Une ‘'franchise'' sur la source de Zamzam Le roman est jalonné de personnages symboliques : Abdil et Fanta, les parents des jumelles ‘'enfants de la lune'' ; l'oncle Sahloul, le sage noir ; les deux cheikhs Abdessalem et Mohamed Errached ; Boulabkar, le journaliste à la solde de parties occultes et autres spectres. L'auteur fait même parler la table et le cendrier de la brasserie ; celle dont le barman devient l'indic des salafistes naissants qui en viennent à le rémunérer pour qu'il démissionne de la brasserie. Et c'est là que les salafistes tombent sur l'histoire de la possible christianisation de Abdil. Le cheikh des salafistes est le père de Dhafer, un businessman qui usa de la position privilégiée de son père (ancien détenu islamiste du temps de l'ancien régime) pour prospérer et devenir un ‘'commerçant de la croyance'', avec le projet faramineux ‘'Le pèlerinage où que vous soyez'' qui consiste à décrocher une ‘'franchise'' sur la source de Zamzam (source revenant au temps d'Abraham et sacrée pour les musulmans) pour en vendre l'eau en bouteille partout dans le monde. Et c'est autour de ce projet-symbole que se noue une foule d'intérêts liés par la perspective de gains immenses, y compris l'oncle de Dhafer qui rentre dans la combine pour lever l'opprobre qui entoure ses petites-filles les jumelles ‘'enfants de la lune'' que la communauté dit possédées par le diable. Sous les caméras de Boulabkar, celles-ci vont organiser une double exposition (vingt-cinq tableaux et vingt-cinq hymnes) qui finira, et clôturera le roman, par un drame. Sarrah BAKRY ‘'Le Roman Bleu'', 173p., mouture arabe Par Hsan Ben Othmane Editions Aïcha Laaziza, 2014 Disponible à la Librairie Al Kitab