Par Khaled TEBOURBI Il y a comme une poussée du livre ce printemps. Les «Comar» pour commencer. Mais une succession de bons titres aussi : «Séances tunisiennes» de Anouar Attia, la version, enrichie, de l'œuvre et la vie de Abdelaziz Jamaïl, «Al Quimat wal akfane» de Abdelhalim Messaoudi, et puis, plus récemment, «Le roman bleu» (Arriwaya Ezzarqâ) de Hassen Ben Othman et la réédition de «Essayida El Manoubiya» de notre collègue Mohamed Bouamoud. Il faut absolument être attentif à ces deux derniers romans. D'abord parce qu'il s'agit de deux plumes immanquablement plaisantes. Qui ne mâchent ni gâchent jamais leurs mots. Deux styles à la fois caustiques et maîtrisés, c'est chose plutôt rare dans notre littérature... Ici, en règle générale, quand on a le verbe «prolixe», on ne fait pas «grand dam» de la tournure. Or, c'est précisément le contraire chez l'arabisant Hassen Ben Othman, comme chez le francisant Mohamed Bouamoud. Eux embellissent l'écriture à mesure que «monte le ton». C'était le cas pour «Promosport», le premier joyau de Hassen Ben Othman, où la «diatribe» épousait, mine de rien, la plus pure des grammaires. Et c'était déjà le même beau contraste dans «Visages» ou «Les années de la honte» de Mohamed Bouamoud. Là, toutefois, la dualité est un véritable étonnement. Plus direct, plus simple, et dans le même temps, si finement et si justement exprimé, on trouvera difficilement mieux, même chez nos écrivains les plus aguerris. Il y a ensuite, et surtout, les thèmes abordés. Ça parle de piété et de foi («Le roman bleu»), de mystique et de passion religieuse («Essayida El Manoubiya». Ça tombe, pour ainsi dire, à pic : c'est ce qui nous turlupine, le plus, depuis notre «sacro-sainte» révolution, et cause tant et tant de dégâts. Les sujets, bien sûr, paraissent différents, mais, appliqués à cette tranche d'époque que vit notre pays, ils finissent, au fond, par se rejoindre et même par fondre l'un dans l'autre. Pour tout résumer, nous nous découvrons fichtrement perméables à «la pensée magique» depuis un certain 14 janvier. Pas tellement émancipés ou modernistes comme beaucoup le supputent depuis la chute de Ben Ali. Mais, brusquement et même pleinement, craintifs et dévôts, nostalgiques, voire de chariâa, de califat, sinon de pratiques et de rituels remontant à la nuit des temps. En un mot, les deux romans de Ben Othman et de Bouamoud, bien que traitant d'histoires et de personnages dissemblables, nous ramènent, en fait, à cette seule, notre seule et unique vérité. Et l'insigne avantage qu'ils procurent est qu'ils s'emploient, tous deux, à mettre en exergue «les torts et les travers», à rectifier ce qui peut l'être encore, bref à secouer nos régressions et nos léthargies. La piété et la foi, Hassen Ben Othman les raconte telles quelles, sans la moindre concession, ni complaisance. Comme elles existent d'ores et déjà, chez nous. En nous. C'est-à-dire à la fois naïves et excessives. Perverties par la violence et la sentimentalité. Et c'est fait à travers des personnages qui ont l'apparence de la caricature, mais qui ressemblent à s'y méprendre à chacun de nous : Abdil, le musulman qui croit à l'avènement du Christ, qui déteste faire la prière avec les siens, qui a horreur autant des «frères», que des R.C.distes, et qui a la conviction que toutes les religions prônent l'apostasie, la discorde, et «finissent toutes dans les tueries»; ou encore, Dhafer, le fils du cheikh Rached, qui rêve «d'investir dans l'ignorance» en commerçant d'eau sacrée; ou mieux, Chadi, le barman, repenti, futur «balance d'Ennahdha»; ou Sahloul, «le nègre sage» qui n'a pas d'âge et qui sait si bien débusquer les tartufferies. Ça a l'air d'une fiction débordante, mais c'est entièrement nous. Il n'y a finalement que mensonge et hypocrisie dans «cet univers nouveau, changeant et menaçant de la piété, et de la foi». C'est ce qu'entend démontrer «Le roman bleu» de Hassen Ben Othman. «Bleu», ici, est à prendre dans son seul sens littéral, dialectal; «Erriwaya Ezzarqâ» traduit la souffrance que l'on a à vivre une telle réalité. Et un évènement symptôme vient illustrer le tout : «Quand l'astre nous apparut à l'aéroport de Carthage» lit-on en sous-titre de la couverture. Ghannouchi confondu avec le Prophète Mahomet. Le mensonge a commencé ce jour-là. Et tout, en quelque sorte, en a résulté : Abdil, le musulman qui attend le Messie, Dhafer «le bezness», Chadi, la balance. Sahloul, la belle fanta et ses jumelles démonisées, etc. C'est catégorique et sans merci. Lucide par-dessus tout. Là est son œuvre utile. Même démarche et même intransigeance chez Mohamed Bouamoud. L'itinéraire de la sainte Essayida El Manoubiya est décrit absolument à l'opposé des «croyances établies». Il y a tant et tant de chimères qui se colportent autour du soufisme, et des saints élus de Dieu (Awliaâ Allah). Le roman «d'Essayida» vient tout rectifier, tout «restaurer». La saga d'El Manoubiya est livrée dans toute la beauté tragique de sa quête, mais aussi, essentiellement, dans sa seule et unique vérite : l'amour inconditionnel, la passion infinie du Créateur. C'est cela seul qui guide les saints élus de Dieu. Ni guérir les malades, ni intercéder pour quoi que ce soit. Le soufisme, en revanche, est finalement bien guéri de ses idées reçues. Ce n'est pas la moindre qualité de ce roman. En librairie.