Par Raouf Seddik Dans la dernière œuvre qu'il écrit, et alors que les échos se multiplient d'une chute imminente de l'empire romain sous la poussée des peuples germains, saint Augustin s'interroge sur les causes du désastre. Ces considérations l'amènent alors à évoquer un pressentiment qu'avait exprimé Cicéron près de cinq siècles auparavant : la chute de Carthage, la grande rivale, constitue pour les Romains, écrivait-il, un risque de décadence ! La menace carthaginoise avait connu son point fort lorsque l'armée de Hannibal se tenait à quelques encablures de Rome, après avoir enchaîné les victoires en avançant par le nord. La conscience d'avoir à lutter pour leur survie a suscité chez les Romains des conduites héroïques qui ont été érigées dans la culture romaine au rang d'exemples de vertu et de bravoure... Mais ces mêmes exemples, quelques générations plus tard, les Romains les voyaient décliner irrésistiblement. Comme par l'effet d'une malédiction, suggère presque le vieil Augustin. Une malédiction dont on peut penser qu'elle se serait formée en même temps qu'était proférée cette parole de Caton : Delenda est Carthago, il faut détruire Carthage ! Les empires vivent de leurs triomphes, mais les empires meurent aussi de leurs triomphes. La sagesse consisterait donc à ménager son ennemi : ne pas le laisser dominer, mais ne pas non plus le supprimer. Car il est un aiguillon sans lequel on cède à un ennemi autrement plus redoutable, car invisible : celui que représente notre propre indolence, quand les motifs de la vigilance viennent à disparaître. Aujourd'hui, et avec le recul que n'avait pas saint Augustin, il est permis de penser qu'en rejetant les exhortations de Caton, Rome aurait non seulement pu se sauver elle-même des puissances de la décadence, mais elle aurait trouvé probablement un allié possible face à une menace commune, celle de toute barbarie. Cette occasion, l'Occident devait la manquer à nouveau en 1492, avec la chute de Grenade. Certes, le contexte est en bien des points différent. Il y a surtout la crainte que ce petit territoire au sud de la péninsule ibérique, reliquat de ce qui fut autrefois l'Andalousie musulmane, serve de base aux Ottomans, qui ont repris le flambeau de l'empire islamique au début du XIVe siècle... Mais la date de 1492 a gardé pour tout le monde une force symbolique parce qu'elle correspond en même temps à la découverte des Amériques. Elle marque le début d'une domination planétaire par rapport à laquelle les anciennes luttes méditerranéennes, héritées de l'époque des guerres puniques, n'ont plus qu'un caractère régional limité. Le fait majeur, c'est la conquête par les puissances européennes des continents nouveaux : Amériques, Australie, Asie du Sud et Afrique sub-saharienne. En réalité, la joute islamo-chrétienne subit un double revers en 1492. D'abord, l'Occident est entraîné dans une autre aventure qui le détourne de ce combat et qui le mène vers un nouveau triomphe. Ensuite, l'islam ne parvient pas à résoudre une difficulté en raison de laquelle il se trouve comme piégé dans son particularisme. Il y a un blocage à trois niveaux. Premier niveau, celui de la relation à la langue : pour justifier l'origine divine du Coran, l'apologétique musulmane s'appuie sur l'argument du caractère indépassable (i'jaz) du texte. Or cet argument ne peut prendre sens que pour ceux qui appartiennent à la communauté arabophone et qui goûtent les prouesses poétiques de la langue arabe. L'argument ne survit pas à l'épreuve de la traduction. Deuxième niveau, celui de la relation à autrui dans la cité. Les normes juridiques, qui s'appuient sur le Coran et la tradition du Prophète, consacrent un ordre d'inégalité politique entre ceux qui professent la religion musulmane et ceux qui professent une autre religion. Tous les aménagements envisageables ne parviennent pas à dépasser le fait de cette discrimination et de cette injustice. Troisième niveau, celui de la relation à Dieu. Le fait que Dieu ait parlé arabe à travers la révélation coranique semble avoir pour corollaire le fait qu'Il déserte les autres langues et, par ailleurs, que le seul visage qu'on puisse connaître de lui soit celui par lequel Il s'adresse en langue arabe au Prophète. Ce qui, pour ainsi dire, représente un net rétrécissement de l'horizon de sa manifestation... Il se passe donc que l'islam ne parvient plus à relancer la joute puisque tous ses arguments n'ont de validité que dans les limites de son propre espace linguistique, politique et théologique. Par ailleurs, l'Occident chrétien lui-même se détourne de cette joute et renoue avec l'esprit de la romanité païenne, ce qui le voue à la conquête des espaces... Mais, cette fois, il va ajouter aux conquêtes territoriales l'aventure des conquêtes scientifiques, lesquelles lui ouvrent la route de la domination sur la matière. Avec les dérives qui vont avec... En sorte que l'héritage de la Promesse faite à Abraham, et le paradigme de la mémoire qui lui est associé, au lieu d'être approfondi à la faveur d'un antagonisme critique, se trouve neutralisé, mis sous séquestre : délaissé dans un cas et, dans l'autre, victime d'une voie sans issue, d'une aporie. Ce qui a toutefois pour conséquence de ramener au-devant de la scène une partie qu'on avait oubliée : le peuple qui, le premier, a porté cette mémoire... Le peuple juif ! Mais ce qui a aussi pour conséquence que l'islam entame sa recherche en vue de se dégager de son aporie et de se redonner un avenir par-delà toutes ses crispations et, d'autre part, que l'Occident engage une lecture critique à l'égard de sa double aventure colonialiste : celle qui consiste à asservir les peuples du monde et celle qui consiste à assujettir la nature à sa volonté de puissance. Deux mouvements intellectuels qui, s'ils se confirment, redonnent l'espoir de retrouver l'intelligence de cet héritage, par-delà les versions grimaçantes qui, très longtemps, en ont tenu lieu dans l'une et l'autre tradition. Mais, question innocente de quelqu'un qui vit son époque où toutes les monnaies se valent et où tous les systèmes ont à la bourse des valeurs morales une importance qui reflète le jeu de l'offre et de la demande : en quoi ce paradigme de la mémoire qui nous vient de la tradition abrahamique mérite-t-il qu'on en retrouve la trace et le sens ? Ne conviendrait-il pas de l'abandonner à son propre passé ? D'autant que, depuis Descartes, le doute radical est une obligation de la pensée et que l'héritage auquel nous faisons référence semble vouloir y échapper...