Par Raouf SEDDIK C'est une arme de la pensée que tous les enfants du divorce — et de tous les divorces, car ils sont pluriels — devraient savoir manier avec dextérité : contre l'héritage de laideur qui fut celui des conflits et des querelles, retrouver le socle de ce qui fut beau, si fugace que fût son règne... Un héritage, cela se reçoit, cela se cultive mais cela se retourne aussi, comme on retourne avec soin un gant qui nous est donné à l'envers. Une telle démarche suppose, néanmoins, un travail de conquête hardie de la mémoire en premier lieu, qui est essentiellement solitaire, et un travail de commémoration ou de consécration, qui engage le partage. Et sans doute l'endurance dans l'organisation du partage. Dans un langage qui pourrait être taxé d'optimiste, de «panglossien», on peut dire que, d'une façon générale, l'héritage comporte en lui-même, parmi ses composantes, l'épreuve qui consiste à faire l'effort de le retourner, de le reconvertir... De la même manière que, dans l'héritage, se trouvent sur le plan matériel des actifs, mais aussi un passif qui oblige l'héritier à honorer des créances dont il n'est pas personnellement responsable, s'y trouve aussi parfois, et sur un autre plan, un état de dégradation du sens qui oblige à un effort de reconstruction et de retransfiguration... Une telle obligation, disons-nous, fait partie du lot imparti, qu'il s'agit de savoir reconnaître comme telle. C'est en marchant qu'on apprend à marcher. En étant jeté à l'eau qu'on apprend à nager. Et c'est en étant projeté dans la vie sociale avec le handicap d'un héritage défiguré et profané qu'on acquiert cette compétence qui consiste à redonner du sens. Bien sûr, il y a d'autres méthodes. Dans ce cas, cependant, la compétence en question revêt une dimension vitale : on l'exerce pour garder la tête hors de l'eau... Cette compétence est une compétence d'éclaireur. Parce qu'elle peut servir ensuite de ressource décisive dans la réparation de nombre de situations humaines qui excèdent très largement la vie particulière de l'individu l'ayant acquise... Des situations qui peuvent toucher la vie des civilisations elles-mêmes. Nous avons évoqué le nom de Pascal dans la chronique précédente, et cela nous a amenés justement sur le terrain de cette confrontation des civilisations, dans la mesure, disions-nous, où ce penseur du 17e siècle, contemporain de Descartes, prend à partie l'islam dans sa légitimité à se réclamer de l'ancienne Promesse faite à Abraham. Mais nous avons relevé que, tout en étant critique à l'égard de tout rationalisme, Pascal plaçait résolument l'échange sur le terrain de la raison. De la raison, et non de l'invective, même si le ton n'est pas tendre . Cette position malgré tout polémique en matière de religion n'a pas bonne presse aujourd'hui. Mais, en réalité, elle n'a jamais eu la possibilité de dévoiler vraiment ses atouts comme option de dialogue. Du moins dans cette version initiée par Pascal. Très tôt, elle a été étouffée par deux autres positions : une position lockienne ou voltairienne qui interdit les explications entre religions au motif qu'elles versent fatalement dans une intolérance inutile et néfaste et, d'un autre côté, une position cartésienne qui met la raison au service d'un projet de connaissance systématique de la nature, synonyme de maîtrise de cette dernière. Donc de puissance technique. Résultat : l'échange reste en suspens, ou en sommeil, mais toujours marqué par les violences physiques et verbales qui ont dominé tout au long du Moyen-Âge. Lorsqu'il reprend, de façon soudaine ou clandestine, on voit qu'il charrie le même flot d'incompréhension et de rejet de l'autre. Là où l'engagement de l'échange sur le terrain d'un dialogue gouverné par les règles de la raison aurait permis d'apurer le passif d'agressions et d'insultes réciproques pour ne garder que le jeu des arguments, et de l'habileté à en user élégamment sans se laisser aller aux coups bas, on a eu la macération, voire le pourrissement d'un débat empêché et qui, chaque fois qu'il se déclare, présente tous les signes de la purulence. De sorte qu'on se trouve d'autant plus fondé à rabattre rapidement le couvercle... En quoi il faut dire que l'on n'a pas tout à fait tort. Mais ce non-dialogue a d'autres conséquences fâcheuses. L'option que nous avons appelée cartésienne et qui, en s'autorisant d'un passage de la Genèse, se propose de hisser l'homme au rang de «maître et possesseur de la nature» (Discours de la méthode), est une option qui semble tourner le dos résolument aux querelles interreligieuses. C'est tellement vrai que cette option se lit autant comme une mémoire de la puissance de l'homme face à la nature que comme un... oubli de Dieu. Lorsque Nietzsche prononce sa fameuse formule «Dieu est mort», il précise que cette mort s'est accomplie à l'insu de ceux qui sont les meurtriers. Par une sorte d'inadvertance. Laquelle ne peut être que l'œuvre de l'oubli. Remarque pertinente... Pourtant, l'ancienne rivalité religieuse entre ceux qui se réclament de la Promesse ne s'arrête pas. Elle ne s'arrête pas du seul fait que l'un des rivaux a décidé unilatéralement de suspendre le combat engagé. Elle s'arrête d'autant moins que ce «déserteur» se met en devoir de se doter de tous les attributs de la puissance et de la domination. Et que le voilà bientôt en train de faire régner son ordre sur le monde. L'islam est une religion fille de la joute. De la joute engagée par celui qui n'a rien, parce qu'il habite le désert, mais qui prétend que le monde ne lui en appartient pas moins. De la joute contre les poètes qui se réclament de puissances invisibles, de la joute contre les riches commerçants qui entendent soumettre la vie de la cité aux lois et coutumes de leurs intérêts, mais aussi de la joute contre les Juifs et les Chrétiens pour qui c'est une affaire entendue que la promesse faite par Dieu aux hommes est une affaire qui les concerne... Exclusivement ou en premier lieu ! Mais rien n'est moins inamical et déroutant que de répondre au défi par une fin de non-recevoir. Ou de laisser entendre que ce pourquoi il y a eu joute autrefois est une affaire qui n'intéresse plus... Bref, l'islam pourrait bien vivre ce boycott dédaigneux comme un drame qui le paralyse, qui le livre aux affres de l'embarras... Et parfois à la tentation d'une violence revancharde qui prend une tournure terroriste, mais dont la forme intellectuelle n'est souvent pas moins virulente. Tentation d'autant plus forte que, face à lui, en Occident, la tentation de l'hégémonie mondiale est une réalité quotidienne.