Par Raouf SEDDIK Les ressources de la philosophie nous permettent de définir les contours de la mémoire en identifiant différents paradigmes, qui sont autant de champs d'action à travers lesquels la mémoire révèle une capacité à rendre présent ce qui est absent ou qui se cache à la vue de notre conscience... Mémoire du ciel et de son harmonie, qui est en même temps celle de l'unité du texte de mon destin et de celui du monde ; mémoire de la promesse d'un retour, et donc d'une patrie perdue, à laquelle se joint la mémoire de Celui par la parole de qui résonne cette promesse et, dans le même temps, mémoire de ma finitude et de ma fragilité... Mais aussi, on l'a aperçu, mémoire d'une vocation à comprendre le réel qui nous environne et à dompter la nature et ses désordres, qui est mémoire de notre propre puissance... Laquelle trouvera en Nietzsche un chantre tout à fait décomplexé... L'homme est un roseau pensant, disait Pascal. Il est fragile, il plie face aux puissances adverses, mais il ne rompt pas. Non seulement il ne rompt pas, mais il trouve dans sa pensée les ressources de retourner en sa faveur les situations difficiles. Toutefois, en même temps que la philosophie nous aide à explorer les expériences possibles de la mémoire, on se rend compte que ces expériences elles-mêmes tracent les lignes de démarcation de territoires philosophiques : territoires entre lesquels se livrent souvent des combats acharnés. Nous venons de citer le nom de Pascal : bien que mathématicien et physicien de haut vol, il est aussi l'adversaire des «philosophes». Contre eux, il défend le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob. Celui, par conséquent, de la Promesse... Pascal identifie ce qui, pour lui, est une trahison, à savoir la substitution du Dieu de la promesse par le Dieu qui sert à asseoir les constructions rationnelles des philosophes. Ainsi en est-il du Dieu «cause première» de la philosophie scolastique. Ainsi en est-il également du Dieu de Descartes, dont l'existence est «prouvée» dans les Méditations métaphysiques, mais pour servir à la fois de caution à l'activité scientifique et de soubassement à une conception du réel comme «substance», substance réduite elle-même à de la pensée et de l'étendue (res cogitans et res extensa)... Bref, un Dieu qui ne suscite pas «crainte et tremblement», selon ce mot cher au Danois Kierkegaard. Pascal est une étrange figure, à vrai dire. Il est à la pointe de la pensée scientifique de son époque, et cependant attaché à une conception de Dieu qui est celle d'un saint Augustin. Or saint Augustin, fidèle à une tradition beaucoup plus platonicienne qu'aristotélicienne, se méfie de la science qui a pour objet le domaine du sensible. Cela relève selon lui de la «vaine curiosité». Pour Pascal, il en va de même. La science, dit-il, est une forme de... concupiscence : «libido sciendi» ! Et se range à ce titre dans le registre du péché. Cette fidélité à une théologie qui rejette la tutelle de la raison pousse Pascal dans le rôle de l'apologète, du défenseur de la religion chrétienne. Y compris contre le «Mahométisme», auquel il dénie la légitimité de s'inscrire dans l'héritage de l'ancienne Promesse. Ce qui signifie en quelque sorte que Pascal endosse l'ancien costume du croisé, à ceci près que son arme est désormais la raison... Une raison au service de la religion ! L'attaque qu'il mène contre l'islam est d'ailleurs sérieuse, car elle ne vient pas d'un fidéiste chrétien qui méconnaît le bon usage de la raison et de ses règles : elle vient d'un fin connaisseur, qui manie aussi bien «l'esprit de géométrie» que «l'esprit de finesse», ainsi qu'il les appelle : l'art de la démonstration et le sens du jugement. Il apparaît donc que ces combats territoriaux à l'intérieur de la terre philosophique - avec derrière chaque territoire, disons-nous, un paradigme de la mémoire-, ces combats, donc, rejaillissent sur les territoires religieux... Mais ils le font en modifiant les règles qui président à leur confrontation. Bien sûr, il ne s'agit pas de laisser entendre ici que les joutes théologiques ont attendu le XVIIe siècle pour se déclarer. A l'époque de Pascal, elles ont un long passé derrière elles. Mais il semble que quelque chose de nouveau, et d'important, se soit produit à ce moment précis. La raison entend maintenant engager l'explication autour de la vérité religieuse sans le secours de la force, en ne souffrant plus que l'écho de ses arguments soit mêlé, de près ou de loin, au cliquetis des armes. Ce qui signifie que si les armes s'en mêlent, comme ils l'ont si souvent fait au fil des siècles, leur victoire éventuelle ne serait pas celle du penseur : il la désavouera ! Car le fait que la raison soit mise au service de la religion ne signifie pas qu'elle soit sans exigence, ni qu'elle accepte que son combat puisse se laisser dégrader par des procédés qui ne sont pas les siens et qui sont indignes d'elle. Ce moment nouveau survient parce que la raison pascalienne joue son propre honneur face aux prétentions d'émancipation de cette autre raison qui se déclare au même moment à travers la philosophie cartésienne. Ce faisant, elle met en demeure les autres religions, et l'islam en particulier, de puiser en eux-mêmes afin de produire la réponse aux attaques, dans le respect à la fois des règles du jeu de la raison et, d'autre part, de la vérité de cette Promesse dont il s'agit d'être le défenseur et le dépositaire.