Par Kamel LABIDI Le 6 avril de chaque année, date anniversaire de la disparition de Habib Bourguiba, la première chose qui me revient à l'esprit, ce sont les déclarations haineuses, malveillantes et choquantes proférées, quinze années durant, par des leaders et des partisans du Mouvement Ennahdha contre cette grande figure de l'histoire de la Tunisie. Il est, en effet, surprenant de voir ce déferlement de haine et d'hostilité enfler, jusqu'à nos jours, contre un leader qui a conduit le «mouvement national», jeté les bases d'un Etat moderne, libéré la femme, développé l'éducation et engagé des réformes de nature à consacrer l'unité nationale et affranchir les Tunisiens des séquelles des siècles de décadence. Autant de réalisations qui lui ont valu une place de choix dans le cœur de millions de ses concitoyens, qu'aucun autre leader politique n'a pu occuper dans l'histoire de la Tunisie moderne. En dépit des violations flagrantes des droits de l'Homme qui ont entaché son règne, et de l'illégitimité de la présidence à vie qu'il a instituée, Bourguiba demeure, aux yeux de nombreux observateurs et chercheurs, comme étant le dirigeant arabe du XXe siècle le plus rationnel. Un dirigeant visionnaire qui a réussi à assurer la stabilité de son pays et à le protéger contre les rivalités, les ambitions dévorantes et les conflits destructeurs qui, aujourd'hui, ravagent tout le monde arabe. Ce qui est encore plus surprenant, c'est que les dirigeants du Mouvement Ennahdha, et à leur tête leur président, Rached Ghannouchi, n'avaient jamais tari d'éloges à l'égard de certains despotes arabes, tels que le président Omar Hassan Al Bachir et le colonel Mouammar Kadhafi qui, d'après les rapports publiés durant les dernières décennies par les organisations internationales des droits de l'Homme, ont largement surpassé Habib Bourguiba en matière de violation des droits fondamentaux du citoyen et de répression de leurs opposants. Les plus étonnant, aussi, c'est qu'au moment même où les dirigeants du Mouvement Ennahdha demeurent encore prisonniers de leur rancœur, incapables de panser leurs «blessures» creusées, à leurs yeux, par «les politiques et la répression sous Bourguiba», certains d'entre eux, et leurs agents à l'étranger, osent déclarer, aujourd'hui, qu'il existe de nombreux points de convergence entre Rached Ghannouchi et l'ancien chef du Congrès national africain, Nelson Mandela ! Ce leader historique hors du commun qui n'a jamais éprouvé le moindre sentiment de haine ou d'hostilité maladive envers ses anciens adversaires, malgré les 27 années d'emprisonnement qu'il a passées dans les geôles de l'apartheid en Afrique du Sud. C'est ce même sentiment mêlé de haine, d'hostilité, de rancune et de malveillance qui a induit en erreur Rached Ghannouchi, il ya environ 28 ans, et l'a poussé à applaudir le coup d'Etat qui, le 7 novembre 1987, a permis à Zine El Abidine Ben Ali de s'installer, pour 23 ans, au palais de Carthage, et condamné Bourguiba à passer le restant de sa vie en résidence surveillée à Monastir. Ghannouchi était alors persuadé que Ben Ali, «l'artisan du changement», allait être plus clément envers lui et ses partisans de l'islam politique que ne l'était le «Combattant suprême». N'a-t-il pas déclaré, en 1988,sa «grande confiance en Dieu et en le président Ben Ali»? Il aura fallu l'arrestation de milliers de membres de son mouvement, au début des années 1990 et la mort, sous la torture, de dizaines d'autres, sur ordre de Ben Ali, selon les témoignages livrés lors des procès inéquitables qui ont eu lieu en Tunisie pendant l'été 1992, pour dissiper ses illusions. La rancœur envers la Tunisie et l'acharnement à dénaturer ou à méconnaître les réalisations accomplies durant les trois décennies de l'ère Bourguiba ne sont pas l'apanage du Mouvement Ennahdha dont les partisans, encore habités par la haine et la rancune, n'hésitent pas à accuser celui que Ghannouchi appelle «le premier président déchu» de «mécréance», de «trahison» d'«espionnage», d'«allégeance à l'Occident» et même d' «appartenance à la confession juive» ! Un torrent d'accusations et de haine dont Ben Ali, le «second président déchu», aura été épargné, en dépit des dommages sans précédent qu'il a fait subir à la Tunisie. Ces insultes et ces accusations inconsidérées envers Bourguiba sont, en effet, rabâchées, depuis le milieu des années cinquante, par des appareils de propagande et de désinformation affiliés à des mouvements politiques et à des régimes arabes «conservateur» et «révolutionnaires». Des régimes incommodés par les avancées de la Tunisie sur la voie de la réforme, et par les positions de son président, en particulier sur les questions de l'unité arabe et de la libération de la Palestine. Ces mouvements et ces régimes n'ont ménagé aucun effort pour semer le chaos, la discorde, la violence et perpétuer le sous-développement, et pour arrêter la marche vers la démocratie et la bonne gouvernance. Une marche qui a fait des progrès remarquables dans toutes les régions du monde, sauf dans le monde arabe. Les réformes qui ont été réalisées en Tunisie, sous le règne de Bourguiba, malgré leurs limites, et malgré l'oppression et l'absence de démocratie, ont évité à notre pays de tomber dans le bourbier de la discorde, du chaos, de la violence et de l'effusion du sang, dans lequel pataugent, aujourd'hui, malheureusement, la plupart des pays arabes, en particulier la Libye, la Syrie, l'Irak et le Yémen. Malgré les difficultés économiques et sociales, et malgré les dangers que représentent le terrorisme et un environnement régional de plus en plus menaçant, la Tunisie est déterminée, depuis 2011, à gagner le prix de la démocratie, en sachant bien qu'elle marche sur un champ semé de mines et d'épines. Les difficultés et les risques seront encore plus grands, aussi longtemps que Rached Ghannouchi et ses partisans n'auront pas réalisé que le moment est venu de se libérer de la haine envers Bourguiba et son héritage réformiste. Aussi longtemps que certains partisans du Mouvement Ennahdha continueront de soutenir que la femme tunisienne est « complémentaire » de l'Homme et non son égale, comme ils ont essayé de le consigner dans la nouvelle Constitution. Aussi longtemps que les partisans du Mouvement Ennahdha n'auront pas agi pour mettre un terme aux programmes d'endoctrinement diffusés par leurs militants et alliés et par certaines chaînes de radio et de télévision qui exhortent à la destruction de l'héritage de Bourguiba et à la division des Tunisiens entre «croyants» et «infidèles». Les partisans d'Ennahdha devraient aussi garder à l'esprit qu'il est complètement improductif de dépenser généreusement de l'argent ou de recourir à des agences de relations publiques internationales, pour redorer leur image à l'étranger, en particulier en Europe et aux Etats-Unis, en se présentant comme «modérés» et «protecteurs» du processus de transition démocratique, tant qu'ils ne se sont pas débarrassés de leur rancœur et de leur double discours, et tant qu'ils ne se sont pas engagés, sérieusement et loyalement, dans la construction d'un Etat démocratique et civique. Zine El Abidine Ben Ali, Hosni Moubarak et d'autres dictateurs avaient, comme eux, usé des mêmes subterfuges, et gaspillé beaucoup d'argent, pour le résultat qu'on connaît.