Deuxième création produite par le Théâtre national tunisien depuis la nomination de Fadhel Jaïbi à sa tête. Plateau, de Ghazi Zoghbani, est une œuvre qui s'inscrit dans le droit fil d'une réflexion théâtrale continue et cohérente. Ghazi Zoghbani, qui n'est pas à sa première adaptation, n'a jamais joué la carte de la facilité, toutes ses anciennes créations portaient sur des œuvres majeures du théâtre de l'absurde : « la cantatrice chauve » et « la leçon » d'Ionesco, « En attendant Godot » de Beckett. « Plateau », dont la première a été donnée le 27 mars (Journée mondiale du théâtre) et dont un cycle de représentation a été donné le week-end dernier au 4e art, tire ses titres de noblesse de l'audace du choix du texte original. Nekrassov de Sarte n'est point l'œuvre la plus connue de l'auteur. Il faut bien admettre que ce choix peut paraître étrange. Pourquoi avoir choisi une comédie alors qu'il y a, dans l'œuvre de Sartre, tant d'autres textes (notamment philosophiques ou politiques) plus sérieux, plus élaborés ? Pourquoi avoir choisi une pièce de théâtre parmi les moins connues et les moins jouées, alors qu'il y en a tant d'autres plus célèbres ? (entre autres Les mains sales). Pourquoi choisir une pièce qui n'a jamais eu très bonne réputation ni une bonne presse? Pourquoi ce choix alors que «Nekrassov» a été le premier véritable échec de Sartre au théâtre ; la critique, à l'exception de Roland Barthes, a éreinté la pièce, et celle-ci a été retirée de la scène après une soixantaine de représentations. La cohérence de l'œuvre de Zoghbani avec cette nouvelle création, on la retrouve dans l'adaptation digne de tout intérêt qu'il a faite du texte original. «Nekrassov» de Sartre est une satire quasi burlesque qui traite de la manipulation des médias et de l'opinion, des confrontations idéologiques et de la capacité de l'Homme à maîtriser son destin. Sur ce sujet, qu'il pourrait traiter gravement, Jean-Paul Sartre, s'emparant de la forme de la comédie farcesque, a écrit une pièce plaisante, adroitement découpée en scènes bien troussées, ne reculant ni devant les techniques vaudevillesques ni devant les « mots d'auteur », alliant la profondeur du sujet à la légèreté de la forme. C'est cette démarche d'écriture théâtrale que Zoghbani a choisi de suivre pratiquement à la lettre. Il en a puisé l'esprit, la réflexion, la méthode pour en faire « Plateau », une œuvre d'autant plus actuelle qu'elle traite de la guerre des médias, le buzz, la manipulation de la masse, le rapport entre les enjeux politiques et les enjeux médiatiques. « Plateau » comme « Nekrassov » se découpe en plusieurs tableaux qui s'ouvrent et se clôturent avec les deux mêmes personnages des deux clochards qui sauvent Moncef Valéra du suicide. Moncef Valéra, le personnage central, est un truand, un escroc, un as de la manipulation. Traqué par un inspecteur obstiné, il se retrouve au centre d'une guerre médiatique sans scrupules dont les ficelles sont tenues par des big boss et des trusts véreux. Se faisant passer pour « Abou Taki », Valéra se présente aux médias comme l'Emir repenti qui détient les secrets les plus sensationnels sur l'organisation terroriste à laquelle il appartenait. Dans cette guerre contre l'extrémisme, l'apparition de Valéra, dans la peau du chef suprême des terroristes, est du pain béni aussi bien pour les médias que pour les enjeux électoraux d'une classe politique véreuse et avide de pouvoir. Il croit manipuler le monde, mais tout ce beau monde l'utilise à ses fins peu scrupuleuses. Les tribulations de Valéra l'amèneront à croiser nombre de personnages haut en couleur : des politiques divers et magouilleurs, un rédacteur en chef survolté, ou encore un vieux journaliste conservateur dont la fille travaille dans un journal progressiste. Tous chercheront à l'utiliser, tandis qu'il tentera de naviguer au mieux de ses intérêts au milieu de ce joli monde... Admirablement campés par des acteurs hors pair : Fatma Ben Saiden, toujours aussi performante, Najoua Zouhaier, d'une extrême fraîcheur, Ghazi Zoghbani, avec son jeu énergique, Mohamed Graia, égal à lui-même et une mention spéciale pour Yahia El Feidi et Béchir Ghariani, les comédiens ont relevé le défi et ont réussi à rendre un jeu juste, portant, chacun, une facette de cette frasque théâtrale. La mise en scène de Ghazi Zoghbani nous place dans un univers poétique avec cette lune qui surplombe la scène en ouverture et en clôture de la pièce, et dans un autre cathodique suggéré par la présence de la caméra sur scène qui transmet sur un grand écran les messages subliminaux d'une œuvre informative biaisée par les calculs politico-médiatiques. Plateau de Ghazi Zoghbani a été saluée par le public nombreux, par une standing ovation de quelques minutes pour rendre compte de la pertinence du propos et du talent des acteurs.