Les Tunisiens célèbrent aujourd'hui la fête du Travail dans une conjoncture politique bien particulière. Ils ont l'avantage d'avoir vu les institutions pérennes de l'Etat mises sur pied. Le « provisoire » fait partie du passé. Toutefois, cela ne se répercute ni sur leur couffin, et, chose grave, ni sur la vie politique. Certes, un gouvernement à large soutien dans l'Assemblée des représentants du peuple (ARP) travaille depuis bientôt cent jours, mais à part le terrorisme, plus ou moins maîtrisé, d'autres dossiers restent ouverts. Phénomène nouveau, quatre années après la Révolution, les partis politiques supposés encadrer la société sont aux abonnés absents. Beaucoup de promesses ont accompagné la réussite des quatre partis au pouvoir (Nida Tounès, Ennahdha, l'Upl de Slim Riahi et Afek Tounès de Yassine Brahim). Les manifestations revendicatives n'arrêtent pourtant pas. Le vide laissé par les élites partisanes est occupé par les adeptes du populisme et du corporatisme. Le paradoxe est que même Nida Tounès, premier parti au sein de l'ARP, ne se considère ni un parti au pouvoir, au plein sens du terme, ni un parti vainqueur, puisqu'il ne dispose pas de majorité à lui seul. A qui demander des comptes ? A Habib Essid, technocrate, parce qu'il avait accepté de former un gouvernement ? Ambitions à la baisse Décidément, ce 1er mai, n'est pas comme les autres. Contrairement à tous les autres gouvernements post-14 Janvier, celui de Habib Essid bénéficie d'une légitimité fournie par des élections où fusaient les promesses électorales sans limites. Aujourd'hui qu'il a dépassé les 2/3 des 100 premiers jours de sa prise de fonction, les contraintes réelles avec leur rocher de projets déjà programmés et non mis à exécution, les attentes toujours renouvelées des régions oubliées dans le passé, les aspirations des jeunes et surtout ceux au chômage, les revendications corporatistes, le tout dans un climat sécuritaire où la lutte contre le terrorisme est passée à un cran supérieur avec de bonnes prises et en même temps de nouveaux revers comme l'opération du Bardo, sans oublier le climat géopolitique incertain, surtout chez nos voisins libyens...est obligé de revoir ses ambitions à la baisse. Ses détracteurs épilogueront sur ce qu'ils appellent échec en matière de lutte contre la cherté de la vie, comme si l'Etat administrait seul les prix, contre le banditisme des barons du commerce parallèle, alors que prochainement à la Dhehiba, une zone franche sera créée et d'autres suivront dans les différents gouvernorats...Il est normal d'attendre, mais est-il aussi normal de ne pas décréter une paix sociale, comme l'avaient fait tous les pays qui avaient connu une transition comme la nôtre ? Est-il encore imaginable que les 800.000 fonctionnaires ne travaillent, en moyenne, selon des études scientifiques que 7 à 10 minutes par jour ? On parle de sacrifices, qui le premier devra les consentir ? Où va-t-on ? Des intervenants dans la vie politique et des experts sont affirmatifs, un problème de hiérarchie des priorités gouvernementales et de communication se pose. Dr Maher Haffani, médecin de métier et observateur averti de la scène politique, se pose les questions suivantes : « La principale question qui hante les Tunisiens reste la suivante : où est-ce qu'on va ? En politique, cette question se décline comme suit : que faire maintenant ? Et puis après ? » Il ajoute, non sans amertume : « J'avais espéré, après le redémarrage des principales institutions du pays, que l'élan révolutionnaire continue et que l'économie et la culture soient concernées par cette révolution. Plus clairement, je m'attendais à une prise de décisions révolutionnaires dans ces deux domaines. Or le constat est aussi amer que problématique. Pourquoi n'a- t-on pas osé révolutionner le modèle économique et passer à un nouveau, capable de relancer rapidement l'économie ? Pourquoi n'encourageons-nous pas l'investissement privé et la création, rapide voire immédiate, des zones exclusives de libre-échange ? Pourquoi n'a-t-on pas osé les zones économiques exclusives et autorisé des puissances économiques à construire leurs zones franches avec leurs ports ? Pourquoi ne s'achemine-t-on pas rapidement vers la libéralisation du change ? Pourquoi ne tentons-nous pas de renforcer les liens avec des banques centrales à l'instar de la chinoise ? Pourquoi ne négocie-t-on pas avec les géants, comme la «China Merchant» par exemple ou autres ? Pourquoi n'avons-nous pas fait clairement de la corruption un combat prioritaire ? N'est-elle pas une des plus grandes menaces contre la sûreté de l'Etat et des Tunisiens ? La corruption n'est elle pas le meilleur allié du terrorisme? Pourquoi ne crée-t-on pas encore un pôle anticorruption? Déclarer la guerre contre le terrorisme ? Les pays qui l'ont connu attestent que l'on ne peut lutter contre le terrorisme que par des lois et par du courage économique et culturel. Il est évident que ce gouvernement tente de sauver le pays, poursuit le médecin observateur, mais je pense qu'il le fait avec des procédés inappropriés. Le regard et les moyens restent réacs. Il voit en 2D alors que le moment est à la 3D. Et le pire reste la peur, surtout quand on n'arrive pas à la cacher. La peur de l'inconnu, celle qui fait apparaître les lacunes des bleus face à des situations inédites et jamais vécues dans notre pays. Les messages qu'on envoie sont alors maladroits et souvent contre productifs. Aucune initiative gouvernementale n'a été prise pour rassurer le Tunisien et particulièrement les électeurs. La plupart des ministères n'ont à ce jour démontré aucune initiative digne des attentes du Tunisien. L'économie est essoufflée et dans le secteur de la santé la situation est alarmante. Les cliniques se vident, les cabinets médicaux sont désertés et tout le secteur est sinistré. C'est le travail qui manque le plus ! Sous le prisme de l'économiste, le 1er mai n'est pas évoqué sous de meilleurs auspices. Mais un petit rappel pour l'histoire s'impose. Les deux facteurs de production que sont le Travail et le capital, sont concernés par la symbolique de la fête du Muguet. Certes, ses origines sont ouvrières, mais sa portée va au-delà des considérations revendicatrices à petite échelle corporatiste, car tout le monde travaille, y compris les chefs d'entreprise. Et tout effort mérite récompense, salaire pour les uns et revenu du capital pour les autres. Et si on veut aller au bout des choses, le capital lui-même est généralement le fruit d'accumulation de sueur et de richesses terriennes, ou venant de tout autre secteur d'activité de plusieurs générations ou de l'épargne disponible dans l'économie. Moralité, le travail que nous fêtons aujourd'hui intéresse tous les Tunisiens. Comme la cerise sur le gâteau, historiquement, la centrale patronale, à l'époque coloniale, a connu ses premiers jours dans les rangs de l'Union générale tunisienne du travail. Durant cette période de lutte contre le colonialisme, il n'y avait ni considération aux appartenances de classe, ni à aucune autre, sauf celle de la patrie, en combat contre les colons. Aujourd'hui que les origines communes des deux plus importantes organisations nationales sont avérées, il est légitime de se demander, au-delà des considérations sociales légitimes, quel regard un économiste peut-il porter sur le 1er mai ? Que peut-il lui inspirer ? Comment le vit-il ? La Presse de Tunisie a approché, pour ses lecteurs, Sami Aouedi, économiste connu dans les milieux universitaires ainsi que syndicaux. Il livre ici sa pensée. Quid du contrat social ? Pour Sami Aouedi, le 1er mai est la fête internationale du Travail et non pas uniquement des travailleurs, « même si elle tire son origine des combats du Mouvement ouvrier américain pour réclamer la journée de 8h de travail à la fin du 19e siècle », dit-il. Il ajoute : «Aujourd'hui, je ne peux évoquer le 1er mai sans une pensée pour ces ouvriers américains condamnés à mort après les manifestations du 3 mai 1886 à Chicago. Aussi chaque 1er mai devrait-il être une occasion pour mettre en garde contre toute velléité d'atteinte à la dignité de l'Homme. Sur le plan strictement syndical, chaque 1er mai devrait être une occasion pour la défense des droits sociaux fondamentaux et le travail décent en général. S'agissant de la Tunisie, l'économiste se félicite de ce 1er mai célébré avec un gouvernement issu d'un processus où les partenaires sociaux, Ugtt et Utica en tête, ont joué un rôle de 1er plan. Elle devrait être aussi une occasion pour exiger l'institutionnalisation du Dialogue social par la création du Conseil national du dialogue social convenu dans le Contrat social signé depuis deux ans. Le 1er mai, c'est aussi un appel d'extrême urgence, dans le cas de notre pays, pour un meilleur ancrage de la culture du travail, souligne Sami Aouedi. Il devrait interpeller aussi bien les travailleurs appelés à plus de labeur et de loyauté que les hommes d'affaires appelés à l'excellence, à l'innovation et à bannir la mentalité d'assisté, au profit des valeurs de citoyenneté... Cet appel revêt toute son urgence au regard de la baisse de la productivité, un peu partout, sachant que celle-ci revient aussi bien au travail qu'au capital. «Puisse ce 1er mai 2015 être celui d'une prise de conscience réelle de l'énormité des défis en tous genres qu'affronte notre pays. Ce qui exige un véritable partage des sacrifices », conclut-il.