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Fadhel Moussa: La Tunisie en quête d'une reconfiguration et d'une gouvernementalité
Publié dans Leaders le 12 - 01 - 2021

Par Fadhel Moussa. Professeur universitaire, membre de l'Assemblée nationale constituante, maire de l'Ariana - La reconfiguration, terme puisé dans le langage managérial, signifie une remise en cause radicale du fonctionnement d'une entreprise, afin de maximiser ses performances. C'est ce dont la Tunisie a besoin. C'est ce qui a été réclamé lors de la révolution déclenchée le 17 décembre 2010 pour conduire le 14 janvier 2011 à la chute du régime et la transmutation du gouvernement du pays.
Le paradoxe est que la révolution s'est accommodée de la légalité. La procédure suivie a été fondée sur la Constitution de 1959, suivie par une déclaration de sa caducité et son remplacement par deux constitutions provisoires successives jusqu'à l'adoption de la Constitution nouvelle et l'annonce de la seconde république. Il convient de noter que la Constitution adoptée, la nuit du 26/27 janvier 2014, grâce à la révolution mais grâce aussi à cette révolte correctrice déclenchée par le sit-in du Bardo, du 27 juillet/ 26 octobre 2013, marquera cette décennie et opérera cette reconfiguration.
Un rappel, de ce que je considère comme étant une reconfiguration aussi bien de l'Etat que de la société par la Constitution nouvelle, est impératif. Mais si cette reconfiguration a été consacrée dans la Constitution, il n'en demeure pas moins que la gouvernementalité qui aurait dû suivre n'a pas été au rendez-vous. La gouvernementalité est un concept forgé par M. Foucault et qui signifie un nouveau mode d'exercice du pouvoir. Ce concept se fonde sur les pratiques et les instruments du pouvoir beaucoup plus que sur sa nature ou sa légitimité. Le souci est la défense de la société dont l'Etat n'est que le serviteur. (Michel Foucault. « Dits Ecrits » Tome III texte n°239. Michel Foucault, Il faut défendre la société. Cours au Collège de France, 1976, Paris, Gallimard/Le Seuil, 1997). La question est de savoir si la population est bien défendue aujourd'hui par cette reconfiguration constitutionnelle et le pouvoir conséquent mis en place.
La Constitution répondra au double souci de la reconfiguration, celle verticale et celle horizontale. Verticale d'abord dont l'Etat sera le régisseur, le moteur et le garant (I). Horizontale ensuite dont la société sera la scène avec la population comme acteur principal et non pas comme simple figurant (II) La célébration de l'an X de la Constitution offre une occasion pour rappeler que cette Constitution constitue une pièce maîtresse de la période postrévolutionnaire.
I. La reconfiguration de l'Etat
Au lendemain de la révolution, la reconfiguration de l'Etat est devenue une revendication diffuse et dominante dans la société. Il apparaîtra au vu de l'évolution de la situation post- révolutionnaire qu'il était nécessaire de procéder à une reconfiguration consensuelle de l'Etat au niveau de son identité (A), de ses composantes (B) et de son régime politique (C). C'est à ces attentes que la Constitution a apporté des réponses pertinentes.
A. La reconfiguration de l'identité nationale
L'Etat national postindépendance avait une identité fondée sur l'idée de l'unité nationale dont le ciment unificateur est son arabité et son islamité sans excès. C'est cette base qui a favorisé son intégration et sa cohésion qui rejette l'appartenance tribale ou régionale. L'Etat veillera à donner un contenu plus précis en interdisant par diverses lois tout ce qui est de nature à contrevenir à ce credo. Il contrôlera particulièrement l'Islam, dont il se réclame sans ambages jusque dans la Constitution de 1959, dont la reconnaissance comme religion de l'Etat est restée dans l'ambiguïté même si sa consécration est indiscutable mais avec un signifiant basé sur la tolérance, la modération, le rejet de tout extrémisme et son adaptation à l'évolution du monde avec la reconnaissance de la liberté de croyance et du culte.
L'Etat s'est aussi engagé dans une ouverture très forte sur l'occident et sa culture se démarquant des autres pays arabes et musulmans par des choix particuliers tels que le statut de la femme et prenant le pari de produire un modèle tunisien, voire une exception tunisienne. Un Etat moderne ancré dans son identité culturelle et civilisationnelle arabe et musulmane ne tournant pas le dos à trois mille ans d'histoire. Nous assisterons, après les quelques semaines euphoriques de la révolution, à une implosion de l'Etat nation configuré au cours de ces soixante dernières années autour d'un projet de société d'une identité commune d'un modèle tunisien. J'ai envie de dire qu'il y a en Tunisie deux sociétés civiles et un Etat devenu lui-même bicéphale ou schizophrène après la révolution. C'est là le débat qui a marqué toute la période de transition. C'est pourquoi il fallait œuvrer à unifier l'Etat et sa gouvernementalité autour d'un même projet. La Constitution est venue raccommoder le tissu national déchiré autour d'un projet consensuel, d'un véritable nouveau contrat social. Dès lors, la quête d'une reconfiguration de l'Etat passera inéluctablement par l'élimination de cette dichotomie. On réclamera une épuration de l'administration phagocytée par les défenseurs d'un autre modèle de société et de l'Etat à la faveur des résultats des premières élections de 23 octobre 2011. On réclamera le rétablissement de l'unité de l'Etat national qui s'est disloquée et la restauration de sa crédibilité au service de l'intérêt général par un gouvernement légitime parce que réellement démocratique. C'est pourquoi nous pensons que dans cette phase historique du développement du pays, le souci et le défi sont d'instaurer un vrai Etat de droit, un Etat civil conduit par un pouvoir démocratique, un Etat fort qui veille à ce que la société du milieu, tolérante et ouverte ancrée dans son identité arabe et musulmane bien comprise soit protégée. Un Etat qui met en œuvre les valeurs de la Constitution et qui les fait respecter.
Un Etat qui veille à renforcer la société civile démocratique qui a permis que la Constitution du pays soit débarrassée des mentions et des formules inappropriées car dangereuses pour un Etat qu'on veut civil et démocratique. Un Etat où l'identité arabe et musulmane demeure le référentiel civilisationnel et culturel incontesté et qui n'exclut nullement l'ouverture sur tant d'autres référentiels qu'a connus ce pays. Un Etat qui veille au respect par la société de ce socle consensuel minimal autour de valeurs communes qui sont les termes de ce contrat social inscrit dans la Constitution. Ce rejet a été confirmé dans les urnes lors des élections du 26 octobre 2014. Les électeurs ont sanctionné la coalition conduite par le parti Ennahdha. Sa politique et sa gestion durant la première législature et spécialement son projet de société ont été finalement dénoncés et rejetés. Pour cette raison, un rapprochement des sécularistes et des islamistes autour d'une même vision rationnelle des choses était indiqué. Ce projet n'est pas une vue de l'esprit mais bien réel et nécessaire pour prévenir une guerre civile. Cet équilibre est ainsi impératif au niveau politique, l'Etat se doit de l'assurer. Nous pouvons conclure ce volet en disant que la Constitution a fini par reconfigurer l'identité nationale d'abord à travers le préambule: «Exprimant l'attachement de notre peuple aux enseignements de l'Islam et à ses finalités caractérisées par l'ouverture et la tolérance, ainsi qu'aux valeurs humaines et aux principes universels et supérieurs des droits de l'Homme. S'inspirant de notre patrimoine civilisationnel tel qu'il résulte de la succession des différentes étapes de notre histoire et des mouvements réformistes éclairés qui reposent sur les fondements de notre identité arabe et musulmane et sur l'acquis civilisationnel de l'humanité, attachés aux acquis nationaux réalisés par notre peuple...»
Ensuite à travers notamment les articles relatifs à l'enseignement (17) et à la culture (18) qui attestent de cette constance dans la recherche de l'équilibre et du compromis entre l'authenticité et le conservatisme d'un côté, la modernité et l'ouverture de l'autre. La Constitution résout ainsi un problème majeur par la fixation de la configuration de l'identité de l'Etat et la confirmation que la Tunisie demeure identitairement un Etat-nation avec un modèle qui lui est propre. Mais il n'en reste pas moins que la reconfiguration des composantes de l'Etat national est tout autant impérative.
B. La reconfiguration des composantes de l'Etat national
Cette reconfiguration est devenue un objectif majeur car la révolution a fait émerger une société nouvelle. Elle a révélé que l'idée qu'on se faisait de la Tunisie homogénéisée et unifiée par l'Etat national postindépendance n'était pas aussi vraie qu'on le pensait. Outre la division de la société entre islamistes d'un côté et sécularistes ou laïques de l'autre, le tribalisme a ressurgi avec parfois des conflits au point de craindre «la somalisation » de la Tunisie que d'aucuns n'excluaient pas face à certaines menaces de sécession, à peine voilées, venant du sud et du nord-ouest du pays.
A cela s'est ajouté la résurgence d'une forme de lutte de classes, d'amplification de l'exode rural et l'explosion de l'anarchie urbaine dans les villes et leurs périphéries, recomposant l'espace et tournant le dos aux plans ordonnés d'urbanisme et d'aménagement du territoire. Le respect de la loi et du civisme battra de l'aile. Les velléités « séparatistes» ou assimilées ou encore l'insistance sur la différentiation exacerbée par certains, le plus souvent pour des ego et intérêts de circonstance se sont révélées au grand jour. Une société «artificiellement» reconfigurée sans un Etat fort ni craint ni aimé est l'image qu'offre malheureusement la Tunisie.
L'image d'un Etat qui peut se consoler par son apparence démocratique et la réussite de cette transition mais qui masque une réalité qui rend anxieux celui qui veut bien voir les choses comme elles sont. Nombreux sont aujourd'hui ceux qui pensent que s'ils devaient choisir, ils opteraient pour l'autorité plus que pour la liberté. C'est le grand paradoxe et ils ne sont pas rares ceux qui regrettent le régime déchu. Le réajustement de ces composantes socioéconomiques afin de résoudre les conflits latents et de prévenir qu'ils ne resurgissent était le second problème à résoudre et une réponse claire était nécessaire dans la Constitution.
A ce titre, réintroduire une cohésion réelle de la population a été aussi perçu comme un autre impératif majeur. La Constitution y a répondu à travers un certain nombre de dispositions qui résument cette option claire pour l'unification des composantes humaines et spatiales du pays. Nous pouvons les percevoir à travers d'abord le refus, qui d'un certain point de vue est regrettable, de reconnaître expressément la culture amazighe qui est celle des populations berbères autochtones de la Tunisie comme dans tout le Maghreb. Il a été estimé qu'il n'y a pas de «minorités» et que la population est homogène comme cela a été attesté par la résolution de la question de l'appartenance identitaire mentionnée au préambule et aux articles 1 et 2 de la Constitution. La Tunisie s'est considérée comme étant un cas singulier au Maghreb dont les pays ont tous reconnu dans leur Constitution la diversité ethnique et particulièrement les Amazigh.
La Tunisie est ainsi un Etat homogène et, comme mentionné dès le préambule «[il se base] sur l'unité nationale fondée sur la citoyenneté, la fraternité, l'entraide et la justice sociale… concrétisant la volonté du peuple d'être créateur de sa propre histoire.» Autant dire : le peuple créateur de ce modèle tunisien qui, en dépit des origines diverses de sa population, a réussi, avec le temps, à faire jaillir une nation homogène et unitaire. L'impératif de sa conservation sera mentionné en tant que principe général à l'article 9 en ces termes : «La préservation de l'unité nationale et la défense de son intégrité constituent un devoir sacré pour tous les citoyens...». L'unité nationale qui a accompagné le projet politique post- indépendance refait ici surface après avoir été pour un temps décriée. Elle a été jugée antidémocratique puisqu'elle a servi à interdire le pluralisme politique et social et à légitimer le parti unique et le monopole de la représentation des intérêts professionnels et des travailleurs par des organisations nationales sous contrôle. Toutefois, il est vrai que l'unité nationale aura un tout autre sens aujourd'hui car le contexte est totalement différent et cette unité doit être reconstruite et réellement consentie. Cette unité doit être reconstruite aussi par une stratégie de justice sociale car il ne faut pas perdre de vue que la révolution a fait remonter à la surface les pauvres et les défavorisés. Ces derniers doivent reprendre espoir dans l'Etat, se sentir inclus et pris sérieusement en ligne de compte dans l'effort global de développement
C. La reconfiguration du régime politique
Cette reconfiguration s'est imposée vu que l'Etat national s'est avéré incapable d'évoluer et de répondre aux aspirations de la population à une vraie participation qui concrétiserait l'Etat démocratique et répondrait aux attentes d'une adaptation aux impératifs et exigences d'un Etat de droit réel et non formel, d'un pouvoir politique juste et équitable, qui ne confond pas l'intérêt public avec l'intérêt privé. Répondre à l'espoir d'un Etat «transparent» où les droits et les libertés sont garantis et effectifs qui empêchant le risque d'abus inhérent à tout pouvoir. Il faut que l'on arrive à dissocier l'image de l'Etat de celle du régime qui est une condition essentielle de la légitimation de l'Etat ainsi que le respect de son autorité.
Ainsi la première épreuve consisterait à dissiper cette assimilation entre le régime et l'Etat. La nouvelle reconfiguration doit passer par cette dissociation dans les esprits et dans la culture populaire dominante. Il faut dès lors dissiper cette ambiguïté et reconceptualiser l'Etat et sa gouvernementalité. Le régime changera par la concrétisation d'une gouvernementalité démocratique qui nécessite la mise en place du pouvoir législatif par l'élection d'une assemblée. C'est le premier pilier du régime politique prévu par la Constitution. En effet, le régime consacré est plutôt de type parlementaire dominant. Le premier pilier de l'Etat est ainsi posé. L'établissement du régime démocratique sera poursuivi par la mise en place du pouvoir exécutif. Il sera réalisé par l'élection du président de la République au suffrage universel avec des pouvoirs non négligeables. Le processus sera complété par la désignation par le président de la République du candidat présenté par le parti arrivé en tête pour former le gouvernement. Ainsi les résultats des deux élections législatives et présidentielles attesteront que le processus de démocratisation du régime est crédible d'autant plus qu'une alternance au pouvoir a eu lieu. La reconfiguration de l'Etat a fait un grand pas. Mais l'Etat doit aussi exercer ses fonctions régaliennes et assurer la sécurité de la population et du pays. Il en est particulièrement tenu face à l'insécurité et à la vague de violence et de terrorisme qui se sont abattues sur le pays doublées de la menace aux frontières. L'Etat aura le monopole de cette fonction mais pour la bonne cause avec un contrôle démocratique. Ces forces de sécurité et de l'armée ont été qualifiées de républicaines par la Constitution afin de rassurer, faire oublier et se démarquer de l'idée et de l'usage qu'en faisait le régime déchu. L'Etat doit enfin être légitimé par sa bonne gouvernance, qui aura à mettre un terme à ces «pouvoirs sociaux» clandestins et pervers qui phagocytent la société, qui essayent de semer les graines de la discorde et qui, bravant les lois, œuvrent à conduire le pays à un sombre destin. C'est cela le rôle de l'Etat tel qu'il doit être conçu et qui peut être aujourd'hui étudié. L'Etat de droit et la Constitution consensuelle sont les prérequis nécessaires à la gouvernementalité de la société.
I. La reconfiguration de la société
Cette reconfiguration est un facteur de relégitimisation permanente de l'Etat lui-même lorsque les gouvernés deviennent partie prenante dans la gestion de l'Etat, non pas comme contre-pouvoir, mais comme partenaires après avoir été, au mieux, de simples relais du gouvernement étatique. La Constitution réalise une avancée significative dans ce domaine comme l'attestent d'entrée les mentions explicites du préambule. Le dispositif constitutionnel le précisera par la consolidation des droits et des libertés (A) des corps intermédiaires (B) et de la décentralisation(C) qui se sont déjà imposés lors de la première phase de transition démocratique postrévolutionnaire.
A. La consolidation des droits et libertés
Ces droits et libertés sont le ferment de la gouvernementalité sociétale. Celle-ci ne peut se concevoir si les citoyens ne sont pas libres individuellement et collectivement. La révolution l'a assurée, les citoyens l'ont exercée et la Constitution l'a garantie. Les prérequis de la gouvernementalité citoyenne sont ainsi bien mis en place. Ce n'est pas non plus un hasard que la liaison de ces droits et libertés avec l'exercice du pouvoir a été opérée par la mention dans la Constitution que les seules restrictions admises doivent respecter les «exigences d'un Etat civil et démocratique». Ces droits et libertés accordés aux citoyens seront consolidés d'abord par le statut qui les protège contre le pouvoir et qui leur accorde des garanties et une protection pour jouer un rôle actif dans la société. Les droits et libertés individuels d'abord : liberté d'expression, de réunion et de manifestation mais aussi de pensée, de croyance, de culte et de conscience. Les droits et libertés collectifs ensuite par le biais des partis politiques qui se comptent par centaines, ou les associations qui se comptent par milliers ou encore les syndicats qui se sont multipliés mettant fin au monopole de la puissante Union générale des travailleurs tunisiens, de même que la puissante organisation patronale Union tunisienne de l'industrie, du commerce et de l'artisanat. Le pluralisme sociétal réel a été établi suite à la révolution pour être finalement constitutionalisé. Certes les acteurs individuels et collectifs de la société ont ainsi réussi à arracher leurs droit et libertés mais la démocratie est un défi permanent. Il faut que la société civile soit vigilante et infatigable. Elle deviendra ainsi un acteur du pouvoir par ses associations et ONG et de plus en plus les réseaux. Ce mot association non gouvernementale doit d'ailleurs être revisité et reconsidéré. En effet, la société civile dans la logique de la gouvernementalité participe d'une certaine manière à la gouvernementalisation qui n'est pas synonyme de gouvernement comme déjà précisé. On relèvera que certains droits et libertés considérés comme essentiels bénéficieront d'une garantie particulièrement accentuée comme cela apparaît à travers l'article 31 : La liberté d'opinion, de pensée, d'expression, d'information et de publication est garantie. Aucun contrôle préalable ne peut être exercé sur ces libertés. Un autre droit fondamental pour l'efficacité de l'action citoyenne a été consacré à l'article 32 : «L'Etat garantit le droit à l'information et le droit d'accès à l'information. L'Etat œuvre en vue de garantir le droit d'accès aux réseaux de communication». C'est l'annonce de la mise en place du système de «l'open government» qui sera expressément mentionné dans le chapitre du pouvoir local. L'adaptation des lois à la nouvelle Constitution par le législateur et à travers le contrôle de la constitutionnalité des lois participent au même titre que la Constitution en soi à cette instrumentalisation de la reconfiguration.
B. La consolidation des corps intermédiaires
Au-delà des associations, partis politiques, syndicats et autres organisations représentatives des intérêts professionnels, naîtra une autre catégorie de corps intermédiaires appelés instances constitutionnelles indépendantes. La Constitution les présente comme suit à l'article 125 : «Les instances constitutionnelles indépendantes œuvrent au renforcement de la démocratie. Toutes les institutions de l'Etat doivent faciliter l'accomplissement de leurs missions. Ces instances sont dotées de la personnalité juridique et de l'autonomie administrative et financière. Elles sont élues par l'Assemblée des représentants du peuple à la majorité qualifiée et elles lui soumettent un rapport annuel, discuté pour chaque instance au cours d'une séance plénière prévue à cet effet.» Il convient de noter que les cinq instances créées ont des missions qui étaient dévolues auparavant au gouvernement et confiées à des ministères. Il en est ainsi de l'instance des élections dont la mission relevait du ministère de l'Intérieur. De l'instance des droits de l'homme qui relevait du ministère de la justice. De l'instance de la communication audiovisuelle qui relevait du ministère de l'Information. De la gouvernance et de la lutte contre la corruption qui relevait d'un ministère portant ce nom rattaché au chef du gouvernement. De l'instance des droits des générations futures et du développement durable qui relevaient de plusieurs ministères et qui ici aura à jouer un rôle équivalent à l'ancien Conseil économique et social qui a été supprimé.
Ces fonctions d'une extrême importance ont été ainsi soustraites au gouvernement pour être remises à des instances composées de membres indépendants, neutres, choisis parmi les personnes compétentes et intègres qui exercent leurs missions pour un seul mandat de six ans. Leur composition citoyenne a fait dire que «la société civile est aux commandes» d'autant plus que leur pouvoir est important puisqu'elles disposent d'un pouvoir réglementaire et/ou de régulation et même de sanction et leurs avis peuvent être obligatoires. Elles exercent une véritable magistrature d'influence. Ces instances indépendantes, détachées du gouvernement, avec des pouvoirs et des moyens propres, illustrent de la plus belle manière la consécration de la reconfiguration de la société. Dans le même ordre d'idées, d'autres exemples peuvent être cités tels que celui de la justice qui est une fonction régalienne classique de l'Etat à laquelle la société civile sera associée. Ainsi les conseils supérieurs respectifs des magistratures (judiciaire, administrative et financière) ont été ouverts, non sans peine, aux non-magistrats dans une proportion assez importante. Indépendant des pouvoirs législatif et exécutif, le pouvoir juridictionnel ne sera pas indépendant de la société civile, bien au contraire. Ainsi après son irruption dans la fonction gouvernementale étatique, la société en fait une seconde dans la fonction juridictionnelle qui sera consolidée par sa présence majoritaire dans la Cour constitutionnelle. Rapportée à la théorie de la gouvernementalité et de son instrumentalisation, cette option peut être une réponse à «la question de «la crise de l'Etat», [par] l'articulation des niveaux de régulation multiples et les possibilités de recours à des instruments de régulation de deuxième degré ou «méta-instruments». Cette idée est aussi valable et peut servir comme fondement de l'option pour une décentralisation aussi importante.
C. La consolidation de la décentralisation administrative
La centralisation du pouvoir est considérée depuis longtemps et encore plus de nos jours comme une pathologie qu'il convient de soigner, n'en déplaise à Max Weber. C'est pourquoi au lendemain de la révolution, parmi les premières décisions prises, on relève la dissolution de tous les conseils municipaux et les conseils de gouvernorat qui étaient tenus par les élus du parti au pouvoir depuis l'indépendance. La Constitution nouvelle consacrera le chapitre VII au pouvoir local. Serions-nous en présence d'un quatrième pouvoir ? La théorie classique de Montesquieu a-telle été amendée ? En réalité, ce qu'il convient de retenir, c'est que les constituants ont plutôt entendu marquer l'intérêt que l'Etat se doit d'accorder un pouvoir de décision aux représentants des collectivités locales, et donc de la gouvernementalité, de la population pour les questions d'intérêt local ou régional. C'est la symbolique que représente le mot pouvoir qui a déterminé ce choix. Mais cela ne voulait nullement dire autre chose qu'une véritable décentralisation avec des pouvoirs et des moyens plus importants. Cela apparaît du reste dès l'article 14 : «L'Etat s'engage à renforcer la décentralisation et à la mettre en œuvre sur l'ensemble du territoire national, dans le cadre de l'unité de l'Etat.» Le chapitre sur le pouvoir local l'indique aussi d'une manière extrêmement forte. Mais les constituants n'entendaient pas suivre d'autres projets proposés qui sont allés encore plus loin en inversant totalement la pyramide du pouvoir pour en remettre des parcelles très importantes aux citoyens et à la société civile : projet rejeté car considéré comme utopique. Cela étant, on ne peut méconnaître un très fort engagement constitutionnel pour une décentralisation réelle avec l'option pour trois types de collectivités superposées indépendantes et complémentaires avec une possibilité d'aller encore plus loin. Ces collectivités bénéficieront de compétences propres et d'autres transférées avec une application du principe de la subsidiarité. Elles disposeront d'un pouvoir réglementaire et de moyens financiers. Leur rapport avec le pouvoir central sera réglé non plus par les mécanismes de la hiérarchie ou de la simple tutelle mais par la justice administrative comme arbitre en cas de conflit. Mais les mentions les plus importantes qui consacrent cette gouvernementalité transférée du centre vers la périphérie territorialement et humainement sont les mentions expresses à l'article 139 : «Les collectivités locales adoptent les instruments de la démocratie participative et les principes de la gouvernance ouverte afin d'assurer la plus large participation des citoyens et de la société civile dans la préparation de projets de développement et d'aménagement du territoire et le suivi de leur exécution, et ce, conformément à ce qui est prévu par la loi.» On notera que le terme société civile trouve ici l'unique mention dans la Constitution de même la constitutionnalisation de la démocratie ouverte ou encore gouvernement ouvert avec tout ce que cela implique. A la lecture de ce titre, on peut conclure que nous avons là tous les ingrédients de la reconfiguration sociétale. Ce condensé de pouvoirs et moyens sur l'ensemble de ces collectivités qui couvriront l'ensemble du territoire de la République est annonciateur d'un progrès et d'une volonté réelle de la reconfiguration de la société profonde dans tous les recoins du pays. C'est en tout cas ce qui a été retenu avec conviction par l'Assemblée constituante.
Dans cet ordre d'idées, il sied de rappeler l'article 12 qui est un objectif majeur de la révolution qui attend une application significative. Il dispose : «L'Etat agit en vue d'assurer la justice sociale, le développement durable et l'équilibre entre les régions, en tenant compte des indicateurs de développement et du principe de l'inégalité compensatrice. Il assure également l'exploitation rationnelle des ressources nationales». Nous avons là une illustration d'une reconfiguration non suivie de gouvernementalité et qui constitue un défi majeur à relever.
Conclusion
La Constitution a incontestablement et profondément changé l'Etat et la société. Que pourrons-nous dire suite au développement démocratique, politique et social qui a entraîné une participation substantielle de la société civile à la gouvernementalité ?
Je dirais pour ma part que c'est tant mieux que l'Etat change et évolue sur la voie d'une nouvelle rationalité politique et sociale. En effet, la Constitution a dressé les fondements et les principes directeurs d'une «gouvernementalité» ambitieuse du pays, ce qui est en soi révolutionnaire. Elle a instauré par ailleurs une gouvernementalité binaire, celle de l'Etat et celle de la société. Il reste maintenant à mettre en application tous ces principes fondateurs, et ces «recettes» constitutionnelles. La progression de la gouvernementalisation de la société comme acteur agissant et influent s'est opérée, selon Foucault, durant des siècles. Il serait prétentieux d'espérer la réalisation de cette progression en quelques années dans notre pays. Il s'agit là du défi que doit relever la Tunisie aujourd'hui et cette génération en particulier. Elle doit maintenir ce cap avec détermination et croire en ce nouveau paradigme. La société doit être très vigilante, elle doit militer et accompagner ce processus pour que ce nouveau mode de gouvernementalité soit consolidé et pérennisé. J'entends enfin revenir à la sémantique des juristes qui, j'espère, rejoindra celle des philosophes en général et de Foucault en particulier et de sa théorie du pouvoir et du savoir.
A la fin de cette contribution je décrypterais et résumerais ce qui me semble être les objectifs spécifiques de la théorie de la gouvernementalité appliquée à notre cas, en ces termes : il faut, on doit, matérialiser cet Etat fort, cet Etat de droit démocratique et «vertueux», cet Etat rationnel, efficace et efficient, cet Etat-nation unitaire bien décentralisé mais sans désagrégation déraisonnable du pouvoir. Il faut, on doit, matérialiser un Etat de justice sociale, où chaque citoyen puisse se reconnaître dans la République, jonction de l'Etat et de la société, et être soustrait à l'influence ou à la menace de toute option spirituelle ou religieuse, afin de pouvoir vivre ensemble, dans cette société raccommodée, réconciliée, paisible, consensuelle et libre. Ce sont les leçons que nous devons tirer de notre histoire récente et le retour d'expérience de cette décennie pour éviter que notre printemps ne se transforme en automne et ne pouvant dire alors ne pas savoir.
Le grand regret est que l'article 12, qui est un objectif majeur de la révolution, n'a pas connu jusque-là une application significative. Il dispose : «L'Etat agit en vue d'assurer la justice sociale, le développement durable et l'équilibre entre les régions, en tenant compte des indicateurs de développement et du principe de l'inégalité compensatrice. Il assure également l'exploitation rationnelle des ressources nationales». Nous avons là l'illustration d'une reconfiguration non suivie de gouvernementalité et qui constitue un défi majeur à relever.
Tunisie, Dix ans et dans Dix ans
Ouvrage collectif sous la direction de Taoufik Habaieb
Editions Leaders, janvier 2021, 240 pages, 25 DT
www.leadersbooks.com.tn
Fadhel Moussa
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