Par Saloua MESTIRI L'étymologie du mot «visage» : du latin visus signifie ce que l'on présente à l'autre, ce qui est vu de l'extérieur et ce que sa propre vision perçoit en retour dans le face-à-face qu'elle a avec autrui. Ainsi, pour le philosophe Lévinas qui en a fait son espace de prédilection, l'homme ne peut être saisi et prendre sens qu'à partir de son propre visage, non pas pris comme objet de connaissance rationnelle, comme au siècle des Lumières mais à partir de sa vulnérabilité, de sa singularité et de sa nudité. L'humain débordant toute représentation et toute «chosification» considérant que c'est par la parole et par le visage, dans le face-à-face avec autrui, qu'il prend sens. C'est ainsi, un grand paysage que le visage, un marais qui raconte à travers une surface lisse ou ridée, particulière, une profondeur trouble, un passé qui s'incarne, traces visibles par lesquelles chaque soi-même naît à lui-même et où l'autre se reconnaît. Le visage est ce non-écran, cet espace parlant qui raconte une manière de frémir, de converser ou de méditer, de voir ou de soupirer, de rire ou de souffrir... d'être en somme. C'est un miroir qui fait face et qui expose au regard, ce qu'il est et ce que nous y voyons, qui raconte des valeurs, des émotions, des souvenirs... un vécu irréductible. Une face qui accueille l'éphémère et retient l'insaisissable, une présence latente doublée d'une patente, un lieu physique des plus métaphysiques. Géométrie de lumière et de spiritualité, elle est unique et singulière et se reconnaît par son énigme et dans son mystère. Et parce que le visage est ce dedans imprimé sur le dehors, il s'évite le péril de se voir disparaître dans le groupe. Terre commune et variation infime, il porte le collectif mais préserve l'individualité, cadre des possibilités infinies à partir d'un canevas pourtant si simple. Par la limitation des éléments qui le compose, peau, yeux, nez et bouche... il est pourtant par excellence l'espace physique des singularités distinctives, informant de l'unicité et démarquant les individus. C'est pourquoi, plus on accorde à la personne de l'existence et plus son visage prend de l'importance et s'impose car il est sa présence même, la partie qui lui donne sens. Une distinction, une différence, qui le nomme par l'écart indéfinissable qui le sépare du groupe car ce ne sont pas les diverses compositions du reste du corps qui font la différence aux yeux de la communauté mais le visage qui reste à jamais capital. C'est ainsi lui qui fait que l'individu se pose comme un être social, un être déterminé et libre. Se séparant du groupe, il se pose en un “je" et non pas en un “nous autres". Sa perte, pour une raison ou pour une autre entame en profondeur tout sentiment d'identité car la précellence du visage règne là où la reconnaissance de soi passe par l'individualité et non par l'appartenance au groupe. Nous sillonnons le monde visage nu pour l'offrir aux autres à travers les traits qui nous caractérisent et qui nous désignent. Ainsi toute tentative pour faire disparaître symboliquement et même réellement un être passe par la confiscation graduelle de ce qui témoigne de son existence et de ce qui le désigne, à savoir sa figure. En interdisant son visage au regard, par une manière ou par une autre, l'individu perd son identité aux yeux des autres et même de lui-même car une personne sans visage n'existe pas en tant qu'entité, elle est un corps dénué de sens. L'anonyme noyé dans le groupe n'a pas d'existence et pour faire partie du tissu social, il faut passer par la reconnaissance mutuelle en dialoguant à partir de visages interposés. Pour Jacques Derrida, autre philosophe, “le visage n'est visage que dans le face-à-face“. Ainsi, quand le visage se dérobe au regard de l'autre, quand il n'est plus, la personne perd toute singularité et toute dignité. Dissimuler le visage, cacher les yeux, le nez et la bouche, portes de la relation à l'autre, faire de sorte à ne pas être dévisagé, reconnu, mettant en jeu un fragment de vie, revient à s'écarter du monde de l'autre et se soumettre au néant. C'est accepter de disparaître et de s'interdire toute forme d'existence sociale. Le fondement social, culturel, psychologique et même ontologique siège dans ce visible fait visage car, soulignons-le, c'est dans la rencontre par le regard mutuel que commence la réalité de chacun... effacer son visage aux yeux du monde, c'est accepter de se voir interdire “progressivement" le statut de personne agissante, opérante au sein des lieux publics, c'est surtout accepter de perdre sa citoyenneté... Que ces étudiantes niqabées, encore en colère, à qui les conseils scientifiques refusent les enceintes universitaires comprennent que cette décision n'outrepasse pas leurs droits individuels mais que bien au contraire, elle les leur protège. Bien au-delà des raisons pédagogiques et de communication, certes importantes, cette interdiction va plus loin, elle leur permet l'exercice présent et ultérieur de leurs droits fondamentaux en terre républicaine et leur garantit une dynamique participative au sein de la cité.