Dans un roman paru en 1985 aux éditions Salammbô, Lahbib Chabbi projette son lecteur dans le paysage dévasté du Tunis de la grande épidémie de choléra. Des récits en trompe-l'oeil dans une ville en ruines et une modernité qui hésite. Longtemps après sa publication et la disparition de son auteur, ce récit continue à fasciner. Il a été d'ailleurs réédité en 2010 aux éditions Cartaginoiseries Qui se souvient de Lahbib Chabbi? Chercheur à l'Institut national du patrimoine, il était autant fasciné par la transmission des traditions populaires que par tout ce qui était relatif à la mort. J'ai longtemps côtoyé cet homme complexe et rompu, jusqu'à son décès précoce en 1988, à la quarantaine. Un historien dans le dédale du romanesque Qui était Lahbib Chabbi? Notre première rencontre remonte à 1980. J'étais à l'époque le secrétaire de la rédaction du journal Le Phare et lui y contribuait avec un billet hebdomadaire. Intitulée "La mémoire est un enjeu", cette chronique s'intéressait à l'histoire contemporaine, notamment au dix-neuvième siècle. Chabbi y décrivait des us et coutumes mais les plaçait à la confluence de plusieurs perspectives. Ces articles étaient à la fois des leçons d'anthropologie et des instantanés d'histoire en mouvement. L'auteur, discret et toujours plongé dans la réflexion, y analysait un monde qui, paradoxalement, demeurait vivant. Comme nous partagions la même fascination de l'histoire, nous nous retrouvions souvent au Marignan pour discuter de tel ou tel détail ou bien envisager quelques hypothèses. A l'époque, Chabbi était déjà tenté par l'écriture et m'avait remis un manuscrit de quelques pages qui préfigurait son ouvrage à venir. Ce texte n'a jamais été publié et je le lui avais restitué à sa demande. Il s'en servira comme matrice de "La Fêlure". Nous étions en 1982 et Chabbi commençait à entrer dans son roman. Je crois que le déclic viendra lorsqu'il se rendit compte que les articles réguliers qu'il publiait dans les Cahiers des Arts et des Traditions populaires, pouvaient donner du grain à moudre à son ambition romanesque. J'avais vite décelé chez Chabbi un attrait systématique pour le macabre sous toutes ses formes. Cela allait au-delà du scientifique ou de la simple curiosité. Je sortais souvent perplexe de nos conversations jusqu'au jour où j'appris que Lahbib était un rescapé. Né à Sakiet Sidi Youssef, il échappa par miracle au bombardement de la ville par l'aviation française en février 1958. Encore enfant, il perdit toute sa famille dans cette tragédie dont il sortit vivant des décombres de la maison familiale. Comment ce moment terrible ne serait-il pas déterminant dans la vie de cet homme qui restera l'auteur de nombreux articles et d'un seul roman que j'ai toujours considéré comme un éblouissement? Vies antérieures et récits apocryphes Le roman de Lahbib Chebbi s'ouvre sur une dédicace: "Aux folles, naturellement". Il y saluait nos amies communes, féministes et engagées, qui militaient à partir du club Tahar Haddad et d'autres espaces civiques. La chose pourrait n'être qu'anecdotique; seulement, elle renseigne sur l'état d'esprit de l'auteur sincèrement impliqué dans toutes les luttes de l'époque et restant indépendant et libre de manier humour, indiscipline et grains de folie alors que certains militants étaient d'une orthodoxie immobile. L'amitié de Lahbib Chebbi avec Azza Ghanmi et Gilbert Naccache qui sera son éditeur, fera le reste. Le premier roman de Chabbi paraîtra au sein des éditions Salammbô en 1985. J'en possède encore une copie dédicacée par l'auteur qui m'invita à deux reprises pour assurer la présentation de son roman. C'était aux Mardis Mazagran animés par Georges Nonnenmacher dans le cadre de l'Association démocratique des Français de l'étranger. J'avais alors pour la première fois, partagé ma lecture de cet ouvrage qui, ne le perdons pas de vue, porte le sous-titre "Mémoires d'un cheikh". Le côté fragmentaire du livre trouve sa clé dans ce sous-titre. Chabbi avait rassemblé beaucoup de notes et il a trouvé le moyen idéal de les dynamiser en établissant un dispositif à plusieurs niveaux de narration. Dans son roman, un cheikh déambule dans une ville en pleine désolation alors que des textes divers s'emboîtent au point où l'on ne sait plus l'épicentre du récit. Si les péripéties se déroulent lors de l'épidémie de choléra de 1867, plusieurs autres dates se chevauchent et placent le lecteur dans diverses temporalités. Sans entrer dans une analyse de ce livre qui, d'abord, doit être lu et relu, il importe de souligner qu'il s'agit ici d'une réflexion sur l'histoire et ce fourmillement extraordinaire de personnages minuscules qui, à travers les siècles et leurs écrits parfois retrouvés par hasard, nous racontent nos vies antérieures. Une fêlure polysémique et métaphorique Bien sûr, les mémoires de ce cheikh sont apocryphes, pleines de réalité mais aussi imaginaires. Ce récit d'outre-tombe est d'une véracité absolue; seulement, son auteur n'a jamais existé. Somme toute, un cheikh imaginaire parlait d'un monde en voie d'effondrement dans un roman. L'illusion était d'autant plus parfaite que les propos de ce cheikh semblaient prémonitoires, au point où ils pouvaient décrire l'état d'esprit des Tunisiens de 1985, confrontés à un projet moderniste essoufflé et égaré dans les méandres du pouvoir personnel et aussi à la montée des intégrismes islamistes et de leurs traductions politiques. De fait, par une ellipse invisible, "La Fêlure" dit mieux que toute autre oeuvre l'âme d'une époque. Relire ce livre aujourd'hui nous place dans cet univers littéraire où guettent les épidémies ou des périls insaisissables mais imminents. L'époque se prête à la redécouverte de "La Peste" d'Albert Camus ou du "Désert des Tartares" de Dino Buzzati. Elle est tout aussi propice à la redécouverte de cette "Fêlure" qui s'est depuis approfondie si nous la comprenons comme le hiatus entre modernité et tradition. Car, superbe énigme, le titre du roman de Lahbib Chabbi joue à fond la polysémie. Quelle fêlure évoque-t-il? Serait-ce celle qui traverse notre cheikh éberlué, celle qui taraude les vies et les villes de nos ancêtres de 1867 ou encore celle qui menace toute modernité, toute tradition, toute construction humaine, fragile et dérisoire?