La librairie Ex Libris, a rendu, le 17 décembre dernier, un hommage à Lahbib Chebbi, auteur de "La fêlure" ce petit chef-d'oeuvre de la littérature tunisienne réédité tout récemment par les éditions Carthaginoiseries, 25 ans après sa première édition, passée malheureusement inaperçue, chez Salammbo. Les évènements de ce roman commencent le 18 Juin 1867, quelque temps après la révolte avortée de Ali Ben Ghedahem. Une épidémie de choléra se déclare en Tunisie provoquant la panique chez les habitants. Une allégorie dont l'auteur se sert pour décrire d'autres fléaux tout aussi ravageurs : la modernité, l'acculturation, l'inversement de l'échelle des valeurs. C'est la fêlure qui annonce la fin d'une époque. Le professeur Mohamed Kerrou, qui a animé la rencontre organisée par Ex Libris, rend ici hommage à Lahbib Chabbi, disparu prématurément en 1988, à l'âge de 39 ans.
Le sociologue errant
La silhouette frêle, le regard perdu dans le vide, le visage tendre et fatigué, il arpentait les ruelles de la Médina avec une douceur désenchantée. Venant de son quartier « Lafayette » et parfois d'on ne sait où, il observait avec étonnement la ville de Tunis, cette incroyable capitale qui a toujours été indifférente envers ses poètes et ses artistes. En tout cas, elle n'a jamais su l'accueillir, lui et ses complices d'hier et d'aujourd'hui, sinon comme pourchassés, exilés de l'intérieur. Ce sont ses Archives, par contre, qui lui ont ouvert les bras, pour lui faire sentir, à travers les cartons poussiéreux, la sensibilité d'un peuple en proie aux exactions du pouvoir, beylical et colonial. C'était là, à La Kasbah, que notre cher regretté Lahbib Chebbi cherchait à comprendre comment se mouvait la « multitude » sous le poids du quotidien au cours du XIXè siècle et du début du XXè siècle. C'était moins le chercheur professionnel qui cherchait à étayer des hypothèses de travail, formelles et conçues à l'avance, que le sociologue ou plutôt l'archéologue du passé récent qui ambitionnait de découvrir, par-delà l'évènement, une clef de compréhension des mécanismes de sa société. Alors que les autres chercheurs décortiquaient les structures (les classes, les groupes…) ou les mouvements sociaux (syndicalisme, nationalisme…), Lahbib Chebbi avait choisi de sonder les façons d'être, de sentir, de vivre… bref les mentalités et les comportements. Plus substantiellement, il a été un véritable dissident et appartenait à ces personnes rares, qui ont su et pu échapper aux canons de la profession et du mimétisme social. Son attitude pouvait susciter l'étonnement, voire la réprobation morale, au sein d'une société conformiste où l'individu, en tant que sujet libre et autonome, n'est pas du tout une catégorie consacrée. Refusant dès le début de faire carrière, Lahbib ne voulait point se plier à un modèle universitaire peu propice à l'éclosion des nouvelles approches et de nouveaux objets. C'était de Grenoble qu'il revenait, en 1977, après avoir achevé une brillante Thèse de Doctorat sur « L'Imaginaire et la Ville de Tunis au XIXè siècle ». Il s'était intuitivement tourné vers ce fragment important de « la poétique de l'espace » en le situant dans l'Histoire, cette discipline-mère qui l'avait adopté, sans hésitation, puisqu'il est devenu l'adepte de l'Ecole des Annales. Mais il était également disciple de son professeur et directeur de Thèse, le philosophe et anthropologue Gilbert Durand. Entre Lahbib et Gilbert, il y a eu une amitié profonde, tant les deux hommes se ressemblaient. Ils étaient, tous deux, modestes, de caractère « humain, trop humain » et surtout amoureux de la connaissance sans frontières, celle qui embrasse les savoirs, les disciplines, les continents et les époques, pour les fondre dans une Science de l'Homme qui ne considère pas la Tradition comme un obstacle épistémologique mais plutôt comme un trésor d'autant plus précieux, qu'il véhicule comme le dit pertinemment G. Durand, à propos de l'imagination symbolique, un triple équilibre : vital, psychosocial et anthropologique ; en somme, une véritable « théophanie » qui nie la mort et le temps. En parcourant les Archives, Lahbib Chebbi a su traquer, comme il le note lui-même dans sa Thèse, une sensibilité à l'espace urbain, en s'attardant sur les coins sombres, les égoûts, les rues tortueuses et non éclairées… pour enfin nous restituer, à travers un tableau de synthèse de la Médina, décrite tant par les voyageurs européens que par les chroniqueurs tunisois et les chiffres de la Municipalité naissante, le véritable enjeu du XIXè siècle, à savoir l'affrontement idéologique qui déboucha sur l'aliénation du « Nous » par « L'Autre ». L'espace urbain participait ainsi du duel Islam/Occident et traduisait parfaitement la complémentarité entre le réel (la ville de Tunis) et l'imaginaire (les visions) dans une optique fort englobante. Au centre de l'interrogation de Lahbib Chebbi se trouve l'image en tant que puissance de fabrication du réel. En témoigne la représentation idéologique des voyageurs européens qui percevaient la Médina comme un labyrinthe chaotique et l'Arabe comme un barbare à civiliser. En témoigne également la vision tragique des chroniqueurs tunisois en un siècle où ils assistaient impuissants à la défaite du système traditionnel. Hormis ce travail pionnier, Lahbib a produit plus d'une dizaine d'articles de recherche ayant pour objet la religion populaire, l'enseignement traditionnel, les nomades, la fête et la violence, les croyances et les Ornementations esthétiques. Son roman « La fêlure. Mémoires d'un Cheikh », publié en 1985, recourt à un genre littéraire précis, le palimpseste, pour nous faire revivre l'effondrement des valeurs, des hommes et surtout de la parole (« Les mots ont fait faillite », dit le Cheikh ») en Tunisie lors du XIXè siècle. C'est surtout le thème de la mort qui retenait l'attention de Lahbib, au point de l'obséder. Outre qu'il préparait une Thèse de Doctorat d'Etat sur « La mort dans la ville de Tunis », il était au niveau de sa réflexion et de son être – d'ailleurs, les deux niveaux ne peuvent pas du tout être séparés chez lui – habité par la mort. Elle harcelait, torturait son corps, jour et nuit, et elle a fini par le prendre au moment où nous avions le plus besoin de lui, en dépit de son propre combat qu'il exprime par la bouche du personnage romancier du Cheikh (p. 248) : « Evidemment, la mort, je n'en voulais d'autant plus que la croyance que j'avais dans l'au-delà s'était estompée. Je sentais bien que la mort comme alternative, c'était vraiment la mort sans espoir, la fin. Et pourtant… ce dilemme restait en fait posé. A la limite, je crois que je n'ai pas le choix, que j'ai atteint le maximum de rendement de ce à quoi ma pensée pouvait prétendre. Plus vulgairement, je suis fini. » Lahbib Chebbi avait donc décidé de nous quitter parce qu'il ne pouvait plus être généreux avec une société où la fêlure était devenue tellement béate qu'il lui était quasiment impossible de la colmater raisonnablement. Le destin a voulu que Lahbib s'éteigne au moment où ses amis se sentaient de plus en plus solitaires dans leur voyage au bout de l'enfer et où la Science de l'Homme avait besoin, chez nous, d'un sociologue errant, comme lui, qui sache insuffler une orientation esthétique dotée d'une ouverture réelle sur les riches palpitations du quotidien et les méandres infinis du monde de l'imaginaire. Mais, au fond, qui était donc Lahbib Chebbi ? Qui était ce jeune déraciné ayant quitté son village natal de Sakiet Sidi Youssef pour aller se réfugier à Grenoble, puis revenir s'installer à Tunis où il ne trouva d'autre choix que le plaisir et l'amertume de fréquenter les coins sombres : les Archives le matin et les tavernes le soir ? Etait-il un sociologue du passé ou un historien des mentalités contemporaines ? Un bohème révolté ou un « malâmatî » – mystique qui cachait bien son inspiration spirituelle ? Un être de sagesse ou une âme tourmentée ? Seul son souvenir parle pour lui : c'était tout simplement et tout merveilleusement une étoile filante! Mohamed KERROU (*) Tunis, Editions Cartaginoiseries, décembre 2010