Face à une crise économique implacable à l'échelle internationale, la Tunisie n'est pas en reste de cette spirale forte et violente au niveau économique et social. La Banque centrale et les banques sont appelées à la rescousse de l'économie nationale. Pour réduire le coût des dégâts, certains experts économiques voient qu'il est indispensable de serrer encore plus la ceinture et de prendre des mesures plus audacieuses. Pour évaluer ce qui a été fait et ce qu'il reste à faire, le Temps Business & Finances a a mené cet entretien avec l'expert économique Sadok Jebnoun. Le Temps Busines & Finances : Une batterie de mesures a été adoptée par la Banque Centrale de Tunisie (BCT). Pensez-vous, qu'elles seront suffisantes pour gérer la crise ? Sadok Jabnoun : La BCT a réagi bien que lentement face à la crise du Covid-19, en accordant au début la baisse de 100 points de son taux directeur pour arriver aujourd'hui à 6,75%. Ce taux demeure encore élevé et n'est plus justifié devant une crise économique qui se compare avec la crise de 1929. Pour ce faire, cette baisse du taux d'intérêt demeure lointaine du rôle qui est demandé à une banque centrale dans le contexte d'une crise grave et profonde. Si on voit les autres banques centrales dans le monde, même dans les pays qui ne sont pas riches, elles ont entamé une politique de « Quantitative easing (QE) », c'est-à-dire elle rachète elle-même les titres pour soulager la dette publique et l'Etat. Maintenant, les liquidités se font de plus en plus rares et les investisseurs jouent la carte de l'attentisme pour voir le dénouement de la crise du Covid-19 et dans quel sens, elle ça va aller. Donc on peut financer la dette souveraine dans cette période de faillite en cascade et de crise éco-sociale partout de par le monde. Il suffit simplement de voir le chiffre du chômage aux Etats-Unis, quasiment 25 millions de chômeurs. A ce titre, l'institut d'émission sera appelé à baisser encore son taux directeur. Je pense qu'elle ira vers le taux de 4% dans la prochaine période. Ceci au moins car elle doit réanimer une économie qui se trouve au bord du précipice surtout si on compte les difficultés auxquelles font face les entreprises tunisiennes, les métiers libéraux et les petits commerces. L'économie tunisienne ne peut supporter de passer de 650 mille à 2 ou 3 millions de chômeurs. La BCT, le levier de crédit et de la monnaie, elle devra l'utiliser d'une façon plus agressive et loin des petites « mesurettes ». L'institut d'émission, en plus de la baisse qu'elle l'a lancé, devra faire comme les grandes institutions financières centrales du monde. Elle devra financer du moins partiellement l'endettement public en achetant directement les titres d'Etat même dans une mesure limitée et elle devra lancer une politique de « Quantitative easing (QE) » ciblée pour les secteurs de la relance : l'agriculture, l'industrie, les PME, l'artisanat …. Le rôle de la BCT de maitriser l'inflation est devenu un rôle classique et n'est pas son rôle en période de crise. La BCT est le conseiller de l'Etat, et elle peut intervenir dans une bonne régulation du secteur bancaire. Autre chose, elle doit accélérer le programme de portefeuille électronique et lever toutes les barrières bureaucratiques devant la numérisation de la monnaie (le decashing). En premier lieu, la BCT doit bien configurer avec les banques, la politique de crédits et la réorienter vers les entreprises, la création de l'emploi, la production et l'export. Le dossier de la restructuration des entreprises publiques traîne depuis longtemps. Le moment est-il opportun, pour ouvrir ce dossier en cette période de double crise : sanitaire et économique ? L'Etat sera amené à activer sa garantie de 18 milliards de dinars, ce qui va créer une charge supplémentaire pour les finances publiques à un moment où la Tunisie souffre d'une crise sociale due au Covid-19 en plus d'une crise sanitaire qui demande beaucoup de médicaments. Il faudra faire beaucoup de réserves monétaires pour pouvoir acheter le vaccin quand il sera disponible. Ce dossier des entreprises publiques est ouvert depuis 10 ans et même plus. C'est un fardeau pour l'économie tunisienne car c'est un dossier qui était mal géré dans une optique ou bien de privatisation sauvage ou bien de laisser la situation s'envenimer et sombrer dans de larges déficits. Actuellement, je ne vois, sincèrement pas, des investisseurs, intéressés par des entreprises publiques, qui sont dans leurs grandes majorités au bord de la faillite. L'intérêt des investisseurs va dans les secteurs à hautes valeurs ajoutées. D'abord, il faudra accélérer leurs restructurations en faisant les bonnes nominations à la tête de ses entreprises pour qu'elles ne soient plus sujettes à une répartition « politique » mais plutôt à une répartition technique. Il faudra leur trouver les bons gestionnaires. Il est nécessaire d'accélérer la mise en place de leurs programmes de restructuration surtout qu'on peut maintenant bénéficier du soutien des institutions financières internationales (FMI et la BM) à ce niveau- là afin de relancer ces entreprises. Je crois que c'est le bon moment. Il ne s'agit pas de brader le secteur public. La solution c'est de les restructurer, de les mettre en valeur et de leurs donner plus de flexibilité et de performances. Pourriez-vous nous donner un premier bilan de l'état actuel de l'économie nationale en période de crise ? A l'heure actuelle, si on fait un premier bilan. La Tunisie a bénéficié de la baisse des prix de pétrole et des hydrocarbures. On parle d'un gain de 2,5 milliards de dinars puisque la balance commerciale souffre énormément du déficit énergétique. On aura aussi un ralentissement du commerce avec nos partenaires traditionnels, ce qui va donner un ralentissement du déficit commercial. On a vu ces jours-ci une hausse des réserves en devises. Mais, en contrepartie, il faut comprendre qu'il y aura un ralentissement de l'export. A part les exportations agricoles sur lesquelles nous ne sommes pas bien positionnés et le secteur du médical et du paramédical. Il y aura un ralentissement de l'offre et de la demande, de l'export et de l'import avec une augmentation relative des réserves de change, ce qui va donner de la marge de la main d'œuvre pour les politiques sociales à l'intérieur et pour le gouvernement s'il veut restructurer le déficit public. Mais, ça ne doit pas se faire au détriment du volet social. Toutefois, encore faudra-t-il penser à restructurer complètement l'économie tunisienne et rentrer dans de nouveau secteurs à fortes possibilités d'emploi et de valeurs ajoutées. Ça sera le principal caractère de l'économie de l'après Covid 19, qui sera radicalement différent de ce qu'on aura connu jusqu'à aujourd'hui. Et pour la santé du dinar tunisien, où va notre monnaie nationale ? Au vu de la politique de la BCT, je pense que le dinar tunisien restera stable dans son niveau actuel. Il faudra garder un couloir de variation de 2,5% en augmentation ou en baisse. En ce qui concerne les deux projets de lois, « équivoques », relatifs à des conventions avec la Turquie et avec le Qatar. Quel est votre position quant au ce sujet ? D'abord le gouvernement doit bien voir le contenu des traités. Il ne faut pas que la Tunisie se mette dans le clivage des axes des pays du Golf. Il ne s'agit pas de prendre partie pour la Tunisie. Il s'agit de défendre au mieux ses intérêts économiques avec tous les pays du conseil de coopération du Golf. Il s'agit de bien lire ses traités pour tirer profil au maximum pour la Tunisie dans ce contexte très difficile de toutes les opportunités. Il faut aller au-delà de la lutte partisane afin de faire un véritable bilan coûts/avantages sur la base duquel les décisions seront prises. A mon avis, il faut préserver la souveraineté économique nationale mais aussi profiter pleinement de toutes les occasions qui se présenteront à la Tunisie. Il ne faut pas voir ces dossiers d'un œil partisan axé sur la guerre en Lybie. Il faut voir cette question à partir d'une optique purement tunisienne. Il suffit juste d'une discussion de fond, pas d'une discussion à couteaux tirés ! Propos recueillis