Commençons d'abord par dépassionner le débat, sur le principe selon lequel il n'y a pas de citoyen tunisien de trop. Qu'une frange ou une corporation veuille consacrer sa protection par une loi spécifique, cela donne à cogiter. Il s'agit donc de voir d'un peu plus près ce projet de loi appelé «de protection des forces en armes », soient les forces de sécurité, celles des douanes, et évidemment les forces armées. La traçabilité de ce projet à elle seule suffit à dissiper bien des malentendus. Le projet a été présenté sous la pression des syndicats des seules forces de sécurité. Pour l'histoire, ces syndicats avaient vu le jour au lendemain du départ précipité de l'ancien président Zinelabidine Ben Ali. Comme nous n'avons aucune référence tunisienne en la matière depuis l'indépendance, et devant les pressions accentuées par les mouvements de foule, on peut dire que le projet est né, en apparence, d'une crainte pour la sécurité physique de l'agent de l'ordre. Or, depuis dix ans, le bilan des victimes au sein de cette corporation de sécurité, qu'elle soit de la police ou des agents de la Garde nationale, a été l'œuvre non pas de citoyens lambda contre lesquels le projet semble être destiné, mais de la part de groupes terroristes bien organisés, bien structurés, bien soutenus financièrement et bien défendus sur les médias de la place. Le citoyen normal n'y est pour rien. Deuxième point non moins important, le projet n'a fait l'objet d'aucun commentaire ni débat chez les hauts gradés de la profession sécuritaire, encore moins de la part de l'armée (toute la hiérarchie comprise), ni par les grands officiers de la douane. Au ministère de l'Intérieur non plus, les grands responsables de la bâtisse grise ne se sont pas prononcés clairement sur la légitimité ou les mobiles de ce projet. Cette solitude réduit sensiblement la légitimité devant sous-tendre la légalité de sa présentation en plénière de l'ARP. Passons sur le caractère inédit du projet, lequel ne s'est pas posé ni en France, la référence de nos syndicats de la Sécurité, ni même au Chili de Pinochet, où les abus policiers courent toujours dans les tribunaux chiliens et à l'étranger. Une confusion pré-législative déjà A l'ARP, on peut comprendre la confusion et les hésitations des différents groupes parlementaires et députés indépendants. Mais on ne peut pas passer sous silence que le projet est en train de sceller une union pour le moins suspecte entre les deux extrémismes hégémoniques en présence au Bardo, le parti islamiste Ennahdha, et le PDL qui ne reconnait pas « la révolution », et continue de défendre bec et ongle les structures de la Sécurité Nationale telles qu'organisées et consacrées par le régime de Ben Ali. D'autre part, admettons que le projet finit par passer ! Que sera un agent de la Garde Nationale, défendu par son propre syndicat, par rapport à un policier ? Un vrai collègue ? Un concurrent ? Une cible ? La concurrence, consacrée par l'histoire, est évidente et visible entre les agents de polices et ceux de la garde nationale. Ceci, bien que bénin, se passe au sein d'un même département, celui de l'Intérieur. Qu'en est-il ailleurs, quand un soldat ou un officier de l'Armée Nationale se trouve face à un policier ou un agent de la garde nationale ? Ou bien face à un douanier ? Est-ce que le projet, où les traces de la douane et de l'armée ne sont qu'une filigrane invisible, a prévu une structure de régulation ou d'arbitrage entre ces « trois partenaires » improvisés dans le dos de la Constitution de 2014 ? Sur le fond, quelle menace un citoyen civil sans arme peut représenter pour un agent qui exerce à 90% son travail (souverain) au sein d'un groupe, d'une batterie ou d'un bataillon ou d'une brigade, c'est-à-dire au sein d'un groupe de deux agents et plus. Mis à part les mouvements de foule, comme celui de mardi devant l'ARP, tous les dépassements des forces de l'ordre ont été commis sur des « individus seuls » par des agents « protégés » sur place par leurs collègues. Sauf si l'on veut consacrer le citoyen civil, lambda comme en dit, en un criminel ou un terroriste potentiel, dont l'intégrité physique ne représente aucune limitation de compétence ou de responsabilité pour l'agent, censé être son protecteur ultime et seul en société ? Quand la politique s'y mêle S'agissant des médias, il faut revenir à une rationalité primaire pour comprendre leur manière de faire. Effectivement, et par expérience, quand les médias « s'acharnent » à étouffer ou à mettre en sourdine une idée, une constatation ou un phénomène, ils le disent bruyamment en réalité. Car l'absence est aussi une forme très forte de présence. C'est la dialectique ! Au mois de septembre par exemple, c'est-à-dire à quelques semaines de la rentrée parlementaire, nous avons assisté à une série de crimes violents, des « braquages » de filles seules à des heures qui n'échappent pas aux abc de la criminologie. Des crimes commis facilement, comme par hasard, par des récidivistes notoires, c'est-à-dire infiniment connus par les services de sécurité. Par leur cadence majeure, ces crimes ont plongé la rue dans une psychose qui paraissait injustifiée, et donc facile à utiliser politiquement de part et d'autre. Sans que personne ne perçoive de corrélation éventuelle entre ces incidents « isolés » ! Un tel climat peut-il être serein ou propice à l'examen d'un projet aussi contesté, et aussi lourd de conséquences? Plus encore, ces crimes ont été relayés sur les pages de certains syndicats de la sécurité, lesquels n'ont pas hésité à publier des photos et des vidéos des présumés coupables arrêtés, au mépris de la loi et de la déontologie sécuritaire et judiciaire. Certaines photos n'ont pas été prises après l'arrestation de ces individus, ce qui les rend logiquement au statut de photos d'archives, avec des kyrielles de questions et d'interrogations sur leurs origines et les circonstances de leur « récupération » ! Ce point précis pose plus de questions qu'il ne rapporte de réponses quant à l'origine réelle de ce projet, et donc à ses objectifs ultimes. Pour couronner le tout, un ancien policier, sujet à caution, n'a pas hésité de parler à la télévision des « ses fils au ministère de l'Intérieur, qui se chargent de lui ramener des dossiers » ! Une déclaration qui n'a eu aucune suite, et un mutisme qui jette la suspicion sur l'ensemble du système ! Toute cette ambiance délétère ne saurait à elle seule dissiper la dense brume de scepticisme qui entoure ce projet. Actuellement, nous assistons à des mouvements anarchiques, voire franchement criminels que la sécurité ne prend même plus la peine de déranger. Les cas d'El Kamour et du Bassin minier sont plus qu'édifiants à cet égard. Avec un tel bilan, on voit mal comment protéger une sécurité inefficace et qui, en plus, demande « des privilèges », par temps de crise, privilèges indus par les lois qui régissent toutes les sécurités du monde. Un temps plus long s'impose, pour une meilleure réflexion à ce chapitre de luxe. J.E.H.