Depuis quelques jours, précisément avec l'avènement du mois de Chaâbane, certaines choses ont commencé à changer dans notre paysage social, en particulier le comportement. Là où vous allez, vous entendez des discours pieux, vous voyez des actes de prévenance. On se rappelle tout d'un coup de la présence de l'autre et l'obligation morale de lui prêter main forte en cas de besoin et de le respecter; on change de lexique, plus d'obscénités ni de plaisanteries scatologiques, on parle avec décence en s'ingéniant à parer ses propos de termes nobles empruntés au lexique religieux, l'heure est à la piété. Cette bienveillance prend fin avec le démarrage du mois saint ; les raisons de ce changement de comportement ont trait aux difficultés physiques qu'on endure à cause du jeûne : l'organisme s'affaiblit et réagit sur le psychisme et quand l'estomac est vide, on ne pense plus qu'à le remplir. Toutefois, cette humeur dépend du moment de la journée, elle va crescendo, plus le jour avance, plus elle devient maussade et querelleuse, le matin, par exemple, on a de l'entrain surtout quand on n'est pas fumeur. Cette humeur est même adoucie grâce à la grande « souplesse » observée sur les lieux du travail où on n'a pas les soucis des autres mois de l'année, puisqu'on ne travaille plus, on va au bureau juste pour le pointage, et puis on peut fermer la porte et faire un petit somme pour récupérer, ou bien quitter les lieux et aller faire des courses ; et si jamais notre supérieur essaye de nous importuner par ses questionnaires, on n'a qu'à lui opposer la fameuse « humeur ramadanesque » et on aura la paix. Il s'agit là d'une conjecture, d'une simple spéculation de l'esprit, en réalité on ne risque pas de connaître de telles contrariétés, car lui aussi a décampé ; il se peut que nous le croisions sur notre chemin, peut-être bien au marché, et là on ne parle que gastronomie. On est vraiment soulagés pendant ce mois de l'impunité, de l'indulgence et de la tolérance qui nous débarrasse du travail et de son stress.
L'aubaine Il n'est pas encore parmi nous et on vit déjà à son rythme : les grandes surfaces et les marchés sont pris d'assaut par une marée humaine déchaînée, ils finissent par capituler, ils sont dévastés. On achète des quantités énormes de tout comme si on était dans un état de siège, des quantités très importantes de marchandises disparaissent des étalages en un clin d'œil, on se demande sérieusement s'il va en rester quelque chose pour les jours à venir. Ce comportement, qui nous laisse douter des convictions religieuses de beaucoup, encourage le monopole de certains produits, comme le citron par exemple, et provoque donc la hausse des prix, c'est la loi de l'offre et de la demande dont l'évolution est, dans cette situation, très profitable aux spéculateurs. D'autre part, cette attitude des consommateurs donne l'occasion aux commerçants de se débarrasser de leurs stocks pourris ; Ramadan est une aubaine pour ces fraudeurs, ces marchands sans scrupules, qui, pour être à l'abri de tout soupçon, se font aider par leur piété ostentatoire. Ramadan c'est le mois des caprices, des festins, de la consommation frénétique et anarchique, tout devient consommable, tout devient désirable. Le mouvement devient interminable de jour comme de nuit : l'après midi, les rues deviennent noires de monde, l'ambiance est fiévreuse : on se bouscule dans les marchés, dans les magasins, partout. Les fils s'allongent et les langues aussi qui finissent par s'emmêler et généralement cela dégénère en rixes. Heureusement que ces bagarres sont vite arrêtées grâce à l'intervention énergique des « sages », et combien ils sont nombreux ! Mais ils le sont autant qu'ils ne sont pas agacés, autant qu'ils sont épargnés, il faut les comprendre, ils ont l'estomac dans les talons, alors il ne faut pas les contrarier. On est vulnérables à cause de ce maudit ventre qui perd patience au bout de quelques heures et se met à nous harceler, ce qui veut dire que, vers la fin de la journée, la rue devient un endroit à hauts risques.
La formule 1 à l'heure de la rupture du jeûne Toutefois, le moment le plus dangereux de la journée c'est celui de la rupture du jeûne, lorsque les rues deviennent désertes. Là, si vous traînez encore dehors, vous devez faire attention que vous soyez à pied ou en voiture, car les rues se transforment en circuit de formule 1 pour certains des retardataires qui, à la voix du muezzin annonçant la fin de la plus dure des épreuves, perdent toute patience, ils ne sont plus prêts à perdre une seule seconde pour retrouver la table et ses plaisirs. Alors, si vous tenez à être de la fête le jour de l'Aïd, vous avez intérêt à leur céder le passage. En s'attablant autour de mets variés et appétissants, et comme on a un appétit de loup et qu'on est installé en face d'une télévision bien garnie de feuilletons et de variétés, on lâche la bride à ses appétits, on s'en met plein la panse : l'acte de manger aide à mieux se concentrer. D'ailleurs, on n'arrête pas de grignoter tout au long de la soirée que l'on soit à la maison ou en dehors, dans les cafés ou dans les maisons de jeux, les casinos de fortune, où l'on joue aux jeux d'argent, question de passer le temps, de se détendre après une dure journée. Vers la fin de ce mois saint, on commence à sentir un certain relâchement de l'austérité, on est épuisé aussi bien physiquement que psychologiquement, ce qui empêche certains d'aller jusqu'au terme de l'épreuve, ils quittent la partie quelques jours avant l'Aïd. Et il y en a même parmi les plus « vertueux », ceux qui ont commencé leur ascèse, leur œuvre stoïque depuis le mois de Rejeb, qui reprennent leurs vieilles habitudes, qui retrouvent le goût de leur boisson chérie la veille de la fête, juste à l'annonce par le mufti la fin du mois de Ramadan. Ils nous rappellent les coureurs et les nageurs des épreuves des grandes distances qui ne savent pas bien répartir leurs efforts et gérer leur potentiel physique, ils font des départs foudroyants à cent kilomètres à l'heure et abandonnent quelques centaines de mètres plus loin, les meilleurs d'entre eux arrivent derniers. Donc, pendant la dernière semaine, la ferveur s'éteint, un état de lassitude et d'épuisement commence à s'installer et même les caprices diminuent, il y a moins de monde dans les centres commerciaux, car la bourse se ressent des dépenses excessives d'autant plus qu'il y a une nouvelle destination : les boutiques du prêt à porter. Pendant ces mois saints, on ne sait plus sur quel pied danser, à qui se fier tellement tout le monde affiche la piété ; c' est vraiment le moment de l'année où on risque le plus d'être dupé, le moment de tous les excès : trop de bonté, trop de nourriture, trop de désirs, trop de loisirs, et quand on dépasse la mesure, on perd ses repères. On accomplit des rituels, des actes mécaniques dépourvus de toute conviction personnelle et dont le but non déclaré est bien évidemment l'autosatisfaction, mais auxquels on essaye de donner un aspect sacré ; c'est une manière pour eux, les pécheurs, de se racheter. Qu'ils cherchent d'autres expédients, car cette confession inavouée est imparfaite, leur rédemption ne dure pas longtemps, elle prend fin avec l'effondrement de leur force, leur capacité à endurer les supplices qu'ils se sont infligés est limitée dans le temps : il leur manque la foi. Il est évident que même si on essaye de forcer sa nature, on ne parvient jamais à la modifier, elle sera toujours émergente, la preuve c'est qu'après ce mois saint, on change du tout au tout, le vertueux se transforme en vicieux ou plutôt récupère sa dépravation. A la fin du spectacle, quand le rideau tombe, notre paysage social retrouve ses couleurs ; la violence physique et verbale est de retour, on vous provoque, on vous insulte à propos de tout et de rien, partout éclatent les bagarres, partout vous entendez les propos orduriers. Les tartuffes laissent tomber le voile et font apparaître leur visage hideux en reprenant leurs activités d'escroquerie, de calomnie, de débauche... ; ils s'adonnent à leurs passions à l'excès, ainsi, l'année prochaine en enfilant l'habit du moine, ils trouveront quoi expier : la contrition est imparfaite, la comédie émerge au grand jour. On passe sa vie à basculer, on penche tantôt sur le côté droit, tantôt sur le côté gauche au lieu de tenir le milieu, on cherche son équilibre dans les excès, le chemin qui mène tout droit au fanatisme et à la ruine. Mais on oublie qu'on est ceci ou cela, jamais les deux à la fois.