Voilà des années maintenant que le scénario se reproduit tous les dimanches matin dans les alentours de la grande avenue de Moncef Bey. Dès avant huit heures, les petits commerçants habitués des lieux investissent petit à petit les artères environnantes pour exposer toutes sortes de marchandises. Nous avons choisi de sélectionner parmi ces vendeurs ceux qui se sont spécialisés dans le commerce des animaux d'élevage, de compagnie ou de collection : oiseaux, poissons d'aquarium, chiens de race, volaille exotique, hamsters, petits lapins. Cette faune variée est proposée à la vente en même temps que plusieurs accessoires ou types d'aliments nécessaires à leur élevage ou à leur dressage. Les prix restent abordables malgré tout et comme dans toutes les foires du monde, le «marché aux animaux » de Moncef Bey n'exclut pas le marchandage et souscrit à la loi de l'offre et de la demande !
Pour la plupart, ce sont des habitants de Tunis et de ses banlieues les plus proches ; mais l'on peut croiser des éleveurs originaires des gouvernorats voisins (l'Ariana, La Manouba) ou même de zones plus éloignées (Cap-Bon, Zaghouan, Bizerte). Ce ne sont pas tous des marchands forains puisque l'on peut compter parmi eux des fonctionnaires du service public ou privé qui arrondissent leurs fins de mois en s'adonnant au commerce des animaux d'élevage. Des adolescents et aussi des enfants issus pour leur majorité des quartiers populaires du Grand Tunis font partie des amateurs qui travaillent pour leur compte ou viennent aider un parent. Les professionnels de ce commerce, eux, ne sont pas majoritaires, on les reconnaît à leurs échoppes relativement spacieuses ou aux grands véhicules qu'ils utilisent pour le transport de leurs bêtes. Habib Kchott, par exemple, est un éleveur de poissons connu, il exerce régulièrement à El Mourouj, mais ne rate pas les rendez-vous hebdomadaires de Moncef Bey qui drainent davantage de clients. Mondher el Hammi s'est forgé quant à lui une réputation d'éleveur et de dresseur de chiens professionnel. Il a appris ce métier sur le tas mais il affirme que ses connaissances étendues acquises pendant les années d'apprentissage lui permettent aujourd'hui de traiter avec les grandes sociétés de gardiennage et même avec le Ministère de l'Intérieur. Rachid Ben Jemaa ne vend pas les chiens ni ne les élève, par contre il propose à ceux qui en sont passionnés les accessoires dont ils ne peuvent se passer en acquérant un chien : laisses, muselières, colliers, petits et grands paniers pour leur transport ainsi que des livres de vulgarisation spécialisés et des pâtées importées. Et les clients ! On peut les répartir en quatre catégories : les éleveurs collectionneurs en quête d'espèces rares ou de mâles reproducteurs, les consommateurs qui se dirigent droit vers les marchands de volaille et d'œufs de ferme, les badauds, plutôt rares dans cette foire tentante, et les revendeurs tunisiens et étrangers qui cherchent à réaliser un bon coup en spéculant sur le prix d'achat et celui de la revente. A ce sujet, on nous apprend que depuis peu, des commerçants libyens achètent en gros, notamment les oiseaux, pour les revendre dans leur pays où les amateurs des petites bêtes de compagnie commencent à devenir de plus en plus nombreux. Cette clientèle est très convoitée par nos marchands pour la grosse quantité qu'elle commande et parce qu'elle marchande peu et paie cash !
Des prix abordables et beaucoup de spéculation Qu'il s'agisse des animaux, de leurs accessoires, de leurs aliments ou de leurs médicaments, les prix que l'on propose sont jugés corrects et moins élevés que ceux de certains commerçants de la ville. Les poissons d'aquarium les plus chers se vendent à 20 dinars mais l'on peut en acheter de minuscules spécimens à moins de deux dinars. Le prix des aquariums et des bocaux varie entre 20 et 130 dinars. Le pigeon coûte 4 dinars s'il appartient à une espèce locale commune mais quand il s'agit d'un pigeon voyageur, son prix peut atteindre 150 dinars. Les chiens reviennent parfois à encore plus cher puisque certaines variétés sont proposées à plus de 200 et de 300 dinars. D'après les éleveurs ces prix ne sont pas excessifs si l'on tient compte des dépenses consenties pour l'alimentation, la toilette et les soins de l'animal. « Mais, l'on est rarement perdants !», reconnaît Mondher el Hammi. Gare aux braconniers et à l'arnaque Mokhtar Ben Othman se dit amateur, son hobby c'est la collection des belles variétés d'oiseaux. Le marché, il le connaît sur le bout des doigts et c'est lui qui a attiré notre attention sur de graves pratiques qui y sont répandues : « parmi ces vendeurs et revendeurs se glissent souvent et de manière frauduleuse des braconniers très jeunes qui chassent les oiseaux au filet et à toutes les saisons. Ils font fi des règlements en matière de respect des périodes de ponte et de nidification et quand ils capturent des femelles, ils ne les remettent pas en liberté mais les vendent en prétendant aux acheteurs non initiés qu'il s'agit d'oiseaux mâles. Les espèces qui pâtissent de ce commerce prohibé sont surtout les chardonnerets. Vous devez savoir par ailleurs que ces braconniers s'organisent en sortes de cartels et échappent régulièrement aux contrôles. Il faut dire à ce sujet que les autorités compétentes dans ce domaine doivent les avoir constamment à l'œil si elles veulent préserver la faune de l'action néfaste de ces gens peu scrupuleux ! » Scènes cocasses et anecdotes *Un « percepteur » chargé de collecter auprès des commerçants les droits d'installation a qualifié cette foire hebdomadaire de « marché muet » (« souk baccouche »), expression communément utilisée par les habitués pour désigner le désordre qui y règne et sa difficile gestion. Chacun s'installe où il veut pour vendre ce qu'il veut au prix qu'il veut ! *Pour les « oiseleurs », tous les coins sont bons pour exposer leurs volatiles et les cages où ils sont gardés : les vitrines des magasins, les coffres et les toits des voitures, les murs des entreprises et pourquoi pas les guérites des agents de gardiennage ! *Slim, Néji, Hédi, Abdelmalek et les deux Belhassen constituent la « pépinière » du marché des pigeons ; lorsque nous avons abordé ces adolescents, ils ont sorti tout leur savoir relatif à l'élevage et au commerce de cet oiseau. Et quand la conversation a tourné sur les espèces de pigeon que l'on vend dans le marché, ils nous ont cité en quelques secondes une liste d'au moins 15 noms avec des précisions concernant les traits distinctifs de quelques variétés et les prix auxquels elles sont vendues. Comme beaucoup d'entre ces jeunes sont des élèves, nous souhaitons qu'en classe, ils montrent autant d'enthousiasme et de culture ! *Nous n'avons pas vu une seule femme dans les environs ; c'est paraît-il un marché exclusivement masculin. Il faut dire qu'à la même heure nos douces moitiés ont déjà pris d'assaut le souk de Mellassine, n'y laissant que très peu d'espaces pour la gent des mâles. *Pour finir, voici quelques bribes d'un échange « burlesque » entre un oiseleur et son client : -« Viens, je te dis que sa mère est australienne. » -Mais qu'est-ce qui me le prouve ? -« Tiens voilà sa fille, tu vois bien qu'elle est plutôt blonde, et qu'elle n'a pas du tout l'air d'être du pays. Regarde bien la belle poitrine qu'elle a !» Vous l'avez sans doute compris, on discutait oiseaux ! Couic !