Il arrive presque à tous les parents de ne pas savoir quoi répondre à certaines questions posées par leurs tout petits enfants. Ils en sont parfois très gênés et recourent au mensonge, à l'édulcoration, aux discours abscons et aux formules alambiquées. Sinon, ils choisissent de changer de sujet ou interrompent franchement l'échange. Il existe pourtant plusieurs manières de satisfaire la curiosité du gosse sans vraiment le mener en bateau et en même temps sans heurter sa sensibilité ni sa conception encore innocente du monde. L'échange suivant a des chances de vous inspirer : -Dis papa, c'est quoi le sexe et la sexualité ? -Pourquoi tu me demandes ça, allez, va dans ta chambre ! -P'pa, c'est quoi le salaire, est-ce que c'est de l'air sale ? -Voilà une bonne question ! Le salaire, vois-tu, a en effet quelque chose de l'air ; il est volatile, évanescent, on arrive difficilement à le garder aussi longtemps qu'on le souhaite. C'est fuyant, fugace, voire même volage : vous le tenez là entre vos doigts, vous le serrez fort contre vous, vous l'enterrez au fin fond de votre poche, et pourtant il s'en échappe pour tomber dans d'autres mains, pour passer d'une poche à une autre, d'un portefeuille à un autre, d'une caisse à une autre ! Pour la saleté, on dit autour de moi que l'argent fait partie des « impuretés de l'existence » (w'sakh eddenya), mais à te dire la vérité, jamais je ne me suis senti aussi propre et aussi léger que quand j'ai les poches pleines et le compte bien garni ! -Et le sexe, alors, c'est quoi ! -Bon ça suffit ! File dans ta chambre ! -Et pour les songes, tu peux me dire ce que c'est ? - Ah ça oui ! Un songe, fiston, c'est un beau rêve : c'est quand tu te vois en plein centre-ville et que, à côté des boutiques et des magasins qui annoncent la saison des soldes, tu lis sur les murs et les portes des pharmacies, sur ceux des cliniques, des cabinets de médecins, de la STEG, de la SONEDE, de l'ONAS, des TELECOM, des stations d'essence, des débits de tabac, des cafés et des bars, des gares de péage, d'énormes banderoles annonçant des baisses de 50, de 60, de 70% sur le prix des médicaments, sur le coût de la visite médicale, ou sur celui de l'opération chirurgicale dans le privé, sur les factures que tu reçois alternativement ou le même jour, sur le plein de super, sur les cigarettes légères au coût lourd, sur le prix du direct et de l'allongé, sur le jus de raisins préféré de ton père et sur les droits de passage par les autoroutes. Le songe c'est aussi quand le billet du train, du louage, de l'avion et du bateau baissent de moitié. -Et le cauchemar ? - Ben, c'est tout le contraire ! C'est aussi quand les soldes ne touchent que le salaire et les primes de ton pauvre papa chéri ! -Et la sexualité, tu ne veux toujours pas me répondre ? - C'est pas ta maman qui appelle ? Va voir ce qu'elle te veut ! - L'autre jour, vous parliez de saisie, toi et m'man, c'est quoi une saisie ? -Là je peux te répondre, parce que ça nous concerne tous dans la famille. Eh bien, sache que si ta mère et moi nous n'arrivons pas à payer tous nos crédits à temps, nous risquons la saisie de tous nos biens au profit de la personne ou de la banque prêteuses. Et pour ta gouverne, nous n'en parlons pas seulement, ta mère et moi. Nous hallucinons en permanence à ce sujet, et de jour comme de nuit, nous croyons voir des huissiers à notre porte ! -Et le sexe ? Toujours pas de réponse ! -Si ! Le sexe, mon ange, c'est ce que nous faisons de moins en moins ta maman et moi depuis que nous avons des dettes et des crédits, depuis que nos salaires sont soldés, depuis que nous travaillons plus pour gagner plus, depuis que nos cauchemars sont trois fois plus nombreux que nos songes, depuis que la peur des saisies nous empêche d'aller au lit, et un peu aussi depuis que tu es là avec ta sœur et ton frère aîné ! -Mais papa, Dieu ne dit-il pas dans le Coran que ce qu'il y a de mieux au monde ce sont l'argent et les enfants ? -Certes, mon chéri, mais nous, nous avons les enfants et pas vraiment l'argent !