Nous avons eu la chance, de naître et de vivre, sur les plus belles terres du Nord. Terres nourricières et fertiles ; et ceci depuis des temps ancestraux. Nous n'avons jamais quitté, ni penser à déserter nos belles contrées. Et pour cause : nous avions de l'eau, source de toute vie, à satiété. Une terre, bonne, robuste et douce à la fois, travaillée par des paysans amoureux de leur métier. Qui suis-je ? Je suis un très bel épi de blé, sans cesse renouvelé depuis des siècles, au gré des saisons. Ma vie fut un bonheur, toujours recommencé, jusqu'au jour où tout fut chamboulé. C'était le début du printemps ; et nous nous acheminions ves une moisson des plus prometteuses, quand - vers le crépuscule - le ciel s'obscurcit soudainement. Des roulements de tonnerre lourds se firent entendre à l'horizon et une bourrasque foudroyante,déferla sur la plaine. Je fus arraché avec mes racines, du sein tendre et nourricier de ma mère-terre. Je tourbillonnais comme un vulgaire fétu de paille. Quand la violence du vent se calma et que je repris mes esprits, j'eus la désagréable surprise de me retrouver au milieu d'un parterre de plantes, rabougries, pâles, chétives, mal fagotées, mal poignées, mal éveillées. Un parterre de créatures, salement endormies dans le jardin délaissé d'une maison en ruines. Je l'ai salué doucement, puis, à haute voix, mais il n'y eût presque aucune réaction, à part quelques orties, qui levèrent paresseusement la tête, pour me jeter un regard torve et retomber dans leur horrible sommeil. Je n'étais pas au milieu d'un jardin mais parmi un ramassis de clochards avachis. L'horreur, pour le bel épis de blé, que, jusque-là, je fus. Cette constation me remplit de frayeur. Je n'allais, quand même pas finir ainsi ! Il ne fallait surtout pas me laisser aller. Dans un premier temps, pensant, comme le dit l'adage, que l'union fait la force, j'essayais de réveiller cette confrérie de perdants de leur léthargie, en discourant, en les haranguant... Mais rien n'y fit : ils demeuraient écrasés sous leur torpeur. En désespoir de cause, je me détournais d'eux et cherchais à trouver une solution individuelle pour sortir du ghetto où la tempête m'a jeté. Je remarquais, au bout de quelques jours d'observation, l'existence de quelques fourmis qui fouinaient partout en quête de quelque maigre nourriture. La présence de ces grandes travailleuses, jurait avec celle des plantes endormies. Cela m'inspira une idée. Je demandais à voir leur reine. Elle vint à ma rencontre et je lui parlais en ces termes : « très honoré de faire votre connaissance majesté. J'ai un marché à vous proposer. Je suis un épi de blé de très bonne souche. Si je reste ici, sans que vous m'aidiez, je suis voué à une mort lente, avilissante et certaine. Par contre, si vous daignez venir à mon secours, je vous promets, à vous et à tous vos sujets, la plus belle et la plus délicieuse récolte de blé que vous n'avez jamais goûté. Il suffirait pour cela que vous déblayez la terre autour de moi, et que vous creusiez un petit canal, jusqu'au ruisseau qui passe devant la maison. Et ce ne sont pas les trous qui manquent au mur de la façade ». Marché fut, donc, conclu. Les fourmis nettoyèrent la terre autour de moi, de tous ses cailloux et de ses herbes mortes, la retournèrent et creusèrent le sillon qui me rallia au ruisseau extérieur. Quelques jours suffirent pour que l'eau arriva, enfin, pour assouvir la soif de mes racines malmenées. Je repris de la vigueur, ma tige se redressa, mes grains commencèrent à grossir. J'étais au plus haut de ma forme. Je rayonnais de joie et de jeunesse. Tout allait pour le mieux, quand un beau jour, piquée par on ne sait quelle mouche, une de ces horribles plantes agonisantes, leva les yeux vers moi et me découvrant, poussa un cri atroce, qui réveilla toutes ses consœurs. - Que se passe-t-il, dirent ces dernières ? pourquoi oses-tu nous arracher ainsi à notre plus beau sommeil ? - Mais, regardez, donc, cet intrus, dit-elle. Pour qui se prend-il ? Regardez comme il est fier de sa force et de sa beauté, alors que nous sommes en train de dépérir. - Faites comme moi, leur dis-je. Réveillez-vous, sortez de votre léthargie. Trouvez-vous des partenaires qui vont vous aider à reprendre vie. - Que nenni, répondirent les endormies en chœur. Nous sommes très bien ainsi. Et elles s'affaissèrent de nouveau. Seul demeura réveillée la plante qui m'a découvert. A sa façon de me regarder, je compris qu'elle m'en voulait à mort. Non pas parce que je lui ai causé du tort mais tout simplement parce que j'ai cherché à ne faire que du bien et à leur conseiller d'en faire de même. Mais elle ne l'entendait pas de cette oreille. Durant les jours suivants, elle n'a eu de cesse de chercher le moyen le mieux adapté pour ma liquidation. Elle murmurait, complotait, cherchait à faire prendre conscience à ses consœurs, du danger que je représentais pour elle. Mais ces dernières ne donnaient aucun signe de vie. Elles continuaient à moisir dans leur sommeil hébété. Jusqu'au jour où j'aperçus un rat, gros et hideux, en compagnie de l'intrigante. Je pus entendre la conversation suivante qui eut lieu entre eux-deux : - Tu vois, ce sale épi de blé, dit-elle au caïd des rats ? Eh bien, il va causer ta perte, et celle de tes semblables. - Comment cela, dit le rat, je ne comprends pas ? - C'est pourtant très simple, dit l'intrigante : si un humain venait à pousser le portail du jardin et qu'il découvrait cet épi de blé, rayonnant de force et de jeunesse, il va tout de suite comprendre que ce jardin, pourrait être mieux entretenu. Que sa terre est bonne et fertile et cela pourrait, sûrement, le pousser à mettre de l'ordre, et dans le jardin, et dans la bâtisse. Cette maison sera, donc, de nouveau habitable. Et si les humains viennent s'y installer - c'est comme - ceux qui en pâtiront le plus et les premiers, ce sont vous les rats. Car, les hommes ne vous supportent pas. Tandis que si ce satané épi de blé était éradiqué, et remplacé par une de mes plus moches consœurs avachies, les humains ne prêteront aucune attention à ce taudis, dont le jardin est une véritable poubelle. Et on pourrait, par conséquent, continuer à y vivre en paix. Le caïd des rats fut convaincu. Conseillé par l'intrigante, épaulé par ses confrères, il remplit de pierres le sillon, qui me ralliait au ruisseau extérieur. Au bout de quelques jours, ma tige se courba, mes racines recommencèrent à flétrir, mes grains noircirent et se ridèrent. Je sentis la somnolence et la torpeur me gagner, jour après jour. Aujourd'hui, je ne suis plus qu'un projet de bel épi de blé, avorté à la fleur de l'âge. Un rêve oublié... Une minable plante avachie parmi tant d'autres et qui attend - sans trop y croire - qu'une autre tempête, impossible, improbable, vienne m'arracher du ghetto où je suis tombé, pour me ramener au sein de ma terre-mère, à laquelle je fus arraché. Ce n'est qu'un rêve, insensé, mais la déraison a quelquefois, force de loi. J'y ai toujours cru. J'y crois encore. C'est peut-être la seule chose qui différencie mon demi-sommeil, de celui des autres plantes qui m'entourent. Alors, qu'elles s'acheminent, mollement, vers une lente décomposition, moi, je continue à lutter... à lutter en rêvant.