Cette affaire était décrite par H. Pontois dans son ouvrage « Les odeurs de Tunis », comme « une de ces affaires qui font véritablement époque dans l'administration d'un pays protégé en voie de réorganisation ». En effet, des mesures prises par l'administration à la fin de l'année 1884, consistaient notamment à augmenter le tarif de consommation des eaux de 60% dans la ville de Tunis. Ce qui suscita le mécontentement général de la population. Qu'y avait-il d'abord derrière cette mesure ? La société Baccouche et associés a bénéficié en 1872 d'une concession pour une durée de trente ans aux fins de l'entretien et de l'exploitation des eaux de Zaghouan pour l'alimentation de Tunis et ses proches banlieues. Faisaient partie de cette société le général Rostom et le Général Hassine. Cependant et dans le but de favoriser un banquier français : Charles Durand, l'administration des travaux résilia le contrat de concession de cette société constituée de Tunisiens, au profit dudit banquier et ce d'une manière unilatérale et abusive. Au vu de cette nouvelle situation, on somma les usagers de payer le nouveau tarif en contractant une nouvelle police. Ce qui engendra la coupure d'eau pour tous ceux qui ont refusé cette nouvelle mesure jugée inique. Dès février 1885, les habitants de la capitale se sont vus privés d'eau. Cette affaire prit un caractère politique et religieux, l'eau étant nécessaire pour le musulman, tenu de faire ses ablutions cinq fois par jour. Après des manifestations à travers la capitale et suite à un autre décret du 2 avril 1885 pris par l'administration coloniale, fixant une nouvelle réglementation en l'occurrence un grand nombre de manifestants se dirigèrent au Palais d'Ali Bey afin de protester contre cette situation. Le Bey qui, malheureusement, régnait mais ne gouvernait pas, parce qu'il avait les mains liées, et que le pouvoir réel était entre les mains du Résident Général, ne trouva rien d'autre à faire que d'indiquer aux représentants des manifestants, les notables du pays, habilités à parler en leur nom, de rédiger une lettre au Résident Général, dans laquelle ils lui font part de leurs doléances. Ce qui fut fait et le Bey permit de la faire parvenir entre de bonnes mains, en chargeant à cet effet, son Premier ministre à l'époque, Abdelaziz Bouâttour. Dans son ouvrage, « La Tunisie, protégée par la France... », déjà cité dans notre rubrique, Mohamed Abdelmoula, cite cette anecdote lors de la rencontre d'Ali Bey avec les représentants des manifestants à son palais de la Marsa, en ces termes : « Ces délégués en présence de plusieurs manifestants, qui remplissaient les places de la Marsa, ont donné lecture à S.A. le Bey de la plainte susdite, et lorsqu'on vint au passage concernant la réglementation nouvelle... les sanglots ont éclaté. C'est alors que le Bey tout ému, leva les bras au ciel, s'écria : « Vous venez pleurer dans la maison des larmes ! ». Quelque temps après, les représentants des manifestants, qui avaient signé ladite pétition adressée au Résident, étaient revenus à la charge. Ils allèrent à nouveau voir le Premier ministre du Bey afin de s'enquérir de ce qu'il était advenu de leurs doléances. Mais indirectement, il leur fit comprendre que le Bey n'y pouvait rien et qu'en tout état de cause celui-ci n'avait aucun pouvoir ni aucun moyen pour influencer la décision du Résident Général. En désespoir de cause, une nouvelle manifestation, organisée par lesdits représentants et dirigée par le Cheikh Mohamed Senoussi, eut lieu à la mosquée de Sidi Mehrez à Bab Souika. Mohamed Senoussi, que nous avons plusieurs fois cité dans notre rubrique, fut un réformiste qui s'était érigé avec véhémence contre les injustices du colonialisme, et qui fut pour cela sévèrement réprimandé. D'ailleurs, suite à cette manifestation il fut arrêté ainsi que d'autres manifestants. Ils ont été déportés à plusieurs endroits à l'extrême sud tunisien. Le problème ne fut donc pas résolu pour autant. Bien plus, suite à la répression des autorités coloniales, les autres notables qui étaient, pourtant, au départ, résolus à aller jusqu'au bout, finirent par se résigner afin de ne pas subir le même sort que leurs collègues et d'éviter les réprimandes et les pires des exactions perpétrées par les autorités coloniales.