La Tunisie fête aujourd'hui une date des plus chères à son peuple. L'Indépendance acquise en 1956 n'ayant pas encore mis totalement fin à la présence du colon français sur notre territoire, c'est le 15 octobre 1961 que s'accomplit l'ultime étape de la libération du pays du joug de la colonisation avec le départ du dernier navire militaire français du port de Bizerte. Certains Tunisiens appelèrent -notamment durant les deux décennies qui suivirent l'année de l'indépendance- à l'élimination de tout ce qui concrètement ou symboliquement évoquait la période coloniale et les colons français. Les autorités s'y mirent pour un temps mais avec moins de passion que le souhaitaient les plus radicaux d'entre eux. C'est qu'à l'époque, un autre courant défendait l'idée que les réalisations du colon en Tunisie n'étaient pas toutes à bannir, ni forcément mauvaises. Il fallait donc selon ce deuxième clan préserver certains acquis et considérer comme faisant partie du patrimoine national tous les projets coloniaux réalisés avec des mains et de la matière première tunisiennes. C'est cette option qui prévalut finalement permettant ainsi de conserver de nombreux « vestiges » de l'ère coloniale. Aujourd'hui en 2009, la plupart de ces témoins autrefois contestés font désormais partie de notre vécu le plus ordinaire et ne suscitent aucune vraie polémique parmi les Tunisiens. Mais en termes plus clairs et plus précis, que reste-t-il de la France coloniale dans la Tunisie indépendante actuelle?
Réseau ferroviaire à renforcer Sur le plan des infrastructures, l'héritage le plus bénéfique et le plus utilisé reste le réseau ferroviaire qui en 1952 déjà était long de 2044 kilomètres, dont 38 kilomètres de voies normales exploitées par la compagnie des tramways de la capitale. Après l'indépendance, ces lignes n'ont été rallongées que de quelque 200 kilomètres. Beaucoup de gares gardent encore l'aspect qu'elles avaient sous la colonisation ; mais si certaines ont été restaurées et agrandies, d'autres sont dans un état déplorable de vétusté, de délabrement ou d'insalubrité et nécessitent des travaux et des budgets conséquents pour être dignes d'un pays indépendant et en développement. Nous pouvons citer diverses stations qui n'en ont pas encore bénéficié, notamment à Grombalia, Mastouta, Sidi Ismail et Ben Bachir (cette dernière station est en ce moment hors service, nous espérons que c'est pour être refaite). En ce qui concerne le réseau routier, force est de constater que l'Etat tunisien s'est davantage impliqué en construisant de nombreuses nouvelles voies et en améliorant l'état de celles qui existaient avant 1956. Il y a lieu de remarquer cependant que tous les ponts qui furent construits sous la colonisation et qui restent aujourd'hui fonctionnels méritent plus d'attention et parfois leur abandon pur et simple. Pour ce qui est des rues qui portent des noms évoquant le colon, il n'en existe encore que quelques unes dans les plus grandes villes du pays et plus particulièrement à Tunis.
Les litiges immobiliers Pour ce qui est des constructions coloniales en milieu urbain, la situation présente de beaucoup d'entre elles laisse à désirer. Certes, ces immeubles, bâtiments et maisons particulières séduisent encore par leur modèle architectural inspiré et esthétiquement attrayant. Seulement et en raison des contentieux relatifs à leur propriété ou à leur cession, ces édifices que l'on rencontre partout en Tunisie sont très mal entretenus et certains parmi eux menacent ruine. La SNIT qui gère le dossier des biens immobiliers français en collaboration avec l'agence française d'indemnisation des Français d'Outre-mer (ANIFOM) n'a pas encore réglé tous les problèmes concernant le rachat ou la revente de ces biens dont le nombre est d'environ 8000 logements. Malgré divers accords entre la France et la Tunisie à ce sujet, des litiges persistent et plusieurs citoyens français se plaignent encore d'avoir été spoliés dans leurs droits sur ces propriétés. On peut lire sur certains sites électroniques des textes véhéments qui s'en prennent aux autorités tunisiennes ou qu'ils adressent à de hauts responsables de leur pays. Remarquons par ailleurs que le problème ne se pose plus pour les terres agricoles, la loi du 12 mai 1964 relative à la nationalisation ayant opéré le transfert à l'Etat tunisien de toutes les propriétés qui appartenaient aux étrangers. Ces derniers furent indemnisés dans le cadre d'un accord signé par les présidents tunisien et français en 1975. Au sujet des cathédrales catholiques construites pendant l'époque coloniale, leur nombre avoisine les 70. Certaines ont conservé leur vocation et ont pris un coup de neuf après l'indépendance (La Cathédrale de Tunis et celle de Sousse, par exemple), d'autres ont été converties en espaces sociaux, culturels ou éducatifs après avoir longtemps été laissées à l'abandon (nous pensons à celle de Jendouba et de Béja entre autres). Une petite interrogation reste sans réponse enfin et elle concerne le cachet initial de certaines villes tunisiennes bâties dans une grande proportion par des Français : nous pensons en particulier à Ain-Draham et à Tabarka. Pourquoi les habitants de la région n'ont-ils pas tous reconduit le modèle colonial en construisant leurs nouvelles maisons et immeubles ? Pourquoi les cités construites récemment pour résorber une relative crise de logement dans la zone ne copient-elles pas l'architecture des belles villas françaises aux toits recouverts de tuiles rouges ? Ces nouvelles agglomérations n'embellissent point la ville mais l'abâtardissent. Et ce n'est pas pour enlaidir nos villes que nous en avons chassé le colon !
Le français, langue –étrangère-! Que dire maintenant de la langue française telle qu'elle est parlée chez nous en 2009 et de son nouveau statut dans l'enseignement sinon que le français est en perte de vitesse depuis près de trente ans. Il n'est plus perçu comme une langue de culture au même titre que l'arabe et de plus en plus de jeunes lui préfèrent l'anglais bien que la rivalité entre la langue de Shakespeare et celle de Molière dans les établissements scolaires ou universitaires et dans le monde des affaires tourne toujours en faveur de celle-ci. Cette place privilégiée n'empêche néanmoins pas que le niveau du français de nos élèves et étudiants est de plus en plus faible. En cause les multiples réformes subies par l'enseignement de cette langue, la campagne d'arabisation des années 80 appuyée par certains ministres de l'époque et à un degré moindre la crise identitaire que la langue de l'ancien colon peut induire chez de nombreux Tunisiens. D'aucuns reprochent aussi à l'Etat français de ne pas s'impliquer suffisamment pour redorer le blason de sa langue à l'étranger. Rappelons d'autre part qu'après la « tunisification » totale du cadre enseignant, le recrutement de professeurs français pour enseigner dans notre pays est de nos jours extrêmement limité et ne s'effectue que sur demande des établissements locaux et dans le cadre de la coopération culturelle entre la France et la Tunisie.
L'autre -colon- nous guette ! Comme on le voit, notre rapport au legs colonial est assez complexe et mérite sans doute plus d'un dossier. La Tunisie indépendante porte aujourd'hui un regard différent sur son passé de pays colonisé et ce après avoir franchi un palier important dans la gestion de cet héritage. La décolonisation n'est pas forcément synonyme de rupture violente et totale avec l'ancien occupant. Et c'est heureux que certains beaux vestiges coloniaux aient été conservés dans plusieurs villes de chez nous. C'est heureux aussi que nos aînés aient appris chez le colon et grâce à lui ce que sont la démocratie, le pluralisme politique, le syndicalisme libre et le bon usage des sciences et des nouvelles technologies. Parce qu'à suivre les vues rétrogrades de certains, l'obscurantisme cherche à être notre prochain colonisateur. Or on oublie une donne fondamentale : la Tunisie est un carrefour civilisationnel. Les vestiges, Carthage, les Aghlabites, les Romains, les Andalous : ça c'est nous. Ce sont nos gènes.