Aujourd'hui, 20 mars 2007, coïncide avec le quatrième anniversaire de l'invasion de l'Irak par les troupes de la Coalition conduites par les Etats-Unis. Depuis quatre jours, les marches se multiplient pour protester contre cette guerre qui a déjà fait plus de 650 000 victimes, et dont on n'a cessé de mesurer les retombées négatives sur la paix au Moyen-Orient et dans le reste du monde. Des dizaines de milliers de personnes ont ainsi manifesté dans les rues de Washington, aux alentours de la Maison Blanche et du Pentagone, à New York, non loin du siège des Nations unies, mais aussi à Chicago et San Francisco (Etats-Unis). Des marches similaires ont eu lieu à Athènes et Salonique (Grèce), Istanbul (Turquie), Sydney (Australie), Séoul (Corée du Sud), Madrid et Barcelone (Espagne), Copenhague (Danemark), Bruxelles (Belgique), Ottawa (Canada), Prague (République Tchèque)... Cependant, au moment où nous écrivions ceci, aucune manifestation n'est venue rompre le calme «plat» - comme on le dit d'un électrocardiogramme - de la «rue arabe», qui vaque, imperturbable, à ses triviales occupations quotidiennes. Comment expliquer cette absence de réaction chez une population qui était capable, il n'y a pas si longtemps, de «se bouger» pour beaucoup moins que l'occupation militaire d'un pays arabe ayant longtemps été le porte-drapeau du nationalisme dans la région ? Comment expliquer cette quasi-indifférence à l'égard des souffrances d'un peuple «frère» ? Ce ne sont pas les gesticulations impuissantes de quelques chroniqueurs pleurant (encore) le despote de Bagdad qui vont changer cette impression de résignation, de désespoir, de fatalisme voire de défaitisme que dégage la fameuse (et désormais fumeuse) «rue arabe», si étrangement muette et incapable d'exprimer sa tristesse, sa colère et encore moins sa révolte. En vérité, ce phénomène n'est pas nouveau. Je l'évoquais, il y a cinq ans déjà, dans une chronique intitulée «Le silence des agneaux dans le monde arabe», parue dans ''Jeune Afrique'' (N° 2140, du 15 au 21 janvier 2002) et reprise par ''Le Monde'' (24 janvier 2002). C'était un an et deux mois avant l'invasion de l'Irak. Je m'interrogeais alors sur l'attitude passive, et presque résignée, du monde arabo-musulman face à l'accumulation de souffrances et d'humiliations qui le frappent. «On avait craint de vives réactions après les premiers bombardements américains sur l'Afghanistan mais, en réalité, la rue arabe n'a pas vraiment bougé, hormis quelques manifestations au cours de la première semaine des frappes américaines. Quant au traitement infligé aux Palestiniens par l'armée israélienne, il suscite dans le monde arabe un mélange de colère et de sentiment d'impuissance, mais aucun mouvement de révolte », écrivais-je à l'époque. Avant de me demander : Comment expliquer ce «silence des agneaux» dans le monde arabe, alors que partout, sur les cinq continents, les populations battent le pavé pour beaucoup moins que ce qu'endurent les Arabes ? Pourquoi les Arabes, qui souffrent du chômage, de la corruption et de la dictature, ont-ils perdu même la faculté de s'émouvoir et de manifester leur mécontentement ? Le monde arabe vit-il hors de l'histoire, échappant tout à la fois à la mondialisation et au processus de transition vers la démocratie ? Ces douloureuses interrogations, je ne résiste pas à la tentation de les reprendre ici, telles qu'exprimées il y a cinq ans, parce qu'elles restent d'une étonnante actualité. Il en va de même des réponses que j'avais avancées à l'époque et qui n'ont pas pris, elles non plus, une seule ride. Les dirigeants de la région ont une grande responsabilité dans cette impression d'immobilisme que donnent leurs populations. Et pour cause: en multipliant les moyens de contrôle et en mettant des obstacles à l'expression libre, ils induisent un sentiment de lassitude sinon d'indifférence qui finit par dominer. Les élites intellectuelles et politiques, aussi volages que corruptibles, et souvent inconsistantes, ne sont pas exemptes, elles non plus, de tout reproche. Car elles ont abandonné, depuis longtemps, leur rôle d'éclaireurs et de pionniers, se contentant d'accompagner les humeurs instables des masses, sacrifiant souvent à un populisme vaguement opportuniste. On l'a compris: les Voltaire, Zola ou Soljenitsyne, c'est-à-dire les penseurs capables de nager à contre-courant, ne courent pas les rues du Caire, de Damas ou de Rabat. Quant aux médias, ou l'écrasante majorité d'entre eux, ils ne jouent plus, eux non plus, un rôle d'aiguillage politique. Car ils fonctionnent, non pas comme des instruments de contrôle démocratique mais comme des moyens de propagande aux mains des élites au pouvoir. Conséquence sous forme de paradoxe: les problèmes des Arabes mobilisent beaucoup plus les Américains, Australiens, Turcs et autres Coréens que... les Arabes eux-mêmes. N'est-ce pas le comble de l'aliénation ?