"lire est une obscénité bien douce. Qui peut comprendre quelque chose à la douceur s'il n'a jamais penché sa vie, sa vie tout entière, sur la première page d'un livre ? Non, l'unique, la plus douce protection contre toutes les peurs c'est celle-là - un livre qui commence." A. Baricco, Châteaux de la colère. La maxime de Platon veut qu' "En toutes choses, naturelles et humaines, l'origine est la plus excellente". Ce qui est tout à fait vrai pour les écrits. Et surtout les romans. Incipit, voilà un mot latin altier pour signaler le début d'un texte. C'est à travers l'incipit qu'on apprécie la qualité d'un roman dès les premières lignes. Il a pour vocation de retenir, saisir, captiver, séduire, susciter l'intérêt et donner au lecteur l'envie de continuer. Les romanciers ont conscience de son importance et développent beaucoup de créativité pour trouver des accroches afin de nous retenir et nous emmener en voyage. L'incipit le plus célèbre est sans doute le nostalgique " Il était une fois " de nos contes d'enfance. Il y en a d'autres plus subtils, élaborés et surtout succulents.
"Ca a débuté comme ça. Moi, j'avais jamais rien dit. Rien." Ainsi Céline engagea son Voyage au bout de la nuit. Avec un pareil incipit on a du mal à lâcher le pavé qu'est Voyage. Le sympathique "il était une fois" n'est pas du reste. Il a donné la célèbre amorce de "le vieil homme et la mer" d' Hemingway: "Il était une fois un vieil homme, tout seul dans son bateau qui pêchait au milieu du Gulf Stream."
Bien sûr qu'on ne peut pas parler d'incipit sans évoquer le légendaire "Aujourd'hui, Maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas." de L'étranger de Camus. Ou celui de Flaubert dans Salambô : "C'était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d'Hamilcar." Il y'en a aussi d'amusants, comme celui de Manuel Vasquez Montalban dans "le pianiste" : "Si la lampe avait une ampoule, il l'aurait sans doute allumée. Il ne l'allume pas,parcequ'elle n'en a pas." Il y en a de déprimants comme Celui de Fritz Zorn dans Mars "Je suis jeune et riche et cultivé ; et je suis malheureux, névrosé et seul." Et c'est avec cet incipit "Point d'amour. Ni misère évidente, ni héritage en vue. Nul espoir de faire fortune, et à l'horizon, nulle promesse de changement." que Hassen Ben Othman place, d'entrée de jeu, son roman Promosport sur les modes de l'ironie et de la provocation. L'artifice d'un incipit délibérément provocateur a été manié habilement par Aragon dans "Aurélien": "La première fois qu'Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide." Il y'en a aussi de loufoques , comme celui de Raymond Queneau dans "Zazie dans le métro" : " DOUKIPUDONKTAN, se demanda Gabriel excédé. "
Mais j'avoue que mon préféré reste celui de Françoise Sagan dans " Bonjour tristesse " : " Sur ce sentiment inconnu dont l'ennui, la douceur m'obsèdent, j'hésite à apposer le nom, le beau nom grave de tristesse. C'est un sentiment si complet, si égoïste que j'en ai presque honte alors que la tristesse m'a toujours paru honorable " La célébrité fulgurante de Sagan -elle n'avait que 18 ans quand elle l'a écrit- doit beaucoup à cet incipit.