Le 22 mars 2010, cela fera huit ans que le terrible enfant de la peinture tunisienne des années 80, Habib Bouabana nous a légué ses multiples enfers pour regagner la “Cité des Nuées”. Après avoir organisé multiples actions plastiques pour commémorer la date de son départ et créer un espace qui lui est entièrement dédié, je fais le triste constat aujourd'hui que même s'il a créé une sorte de mouvement, d'école, cela n'a pu se prolonger profondément et avec vigueur depuis son départ. Car la plupart qui se réfèrent à lui le font, à tort ou à raison, au nom d'une amitié qu'on est en droit de ne pas sublimer, étant née beaucoup plus dans un environnement de convivialité quotidienne que sur des dons et d'échanges. Bouabana était muré dans son silence. Et il ne parlait pratiquement pas de peinture… à part à quelques rares occasions. (notamment pour des entretiens) de la sienne propre. Il ne retenait pratiquement aucun nom des grands peintres universaux qui l'ont devancé. A se demander même s'il les a jamais retenus. Ses rapports avec ses œuvres étaient d'une exclusivité sans faille. C'étaient des histoires d'amour passionnelles et charnelles qui se suivaient de jour en jour. La dernière amoureuse en date chassait la précédente. Son histoire ne dépassera pas la seule et unique nuit de leur rencontre. Au matin, il la prendra sous le bras et descendra en ville pour la fourguer. Peu importe le prix. Je l'ai vu vendre des œuvres à dix dinars et plus tard, surtout après le Prix présidentiel, à plusieurs milliers de dinars. Oh, jamais beaucoup d'argent pour une seule œuvre… mais quand même. Il y eut sa période faste mais son rapport avec l'argent était étrange. Il ne savait pas le garder. Il aimait dépenser comme les gosses, les jours de fête. Un gosse privé d'argent, privé de famille puisque celle qu'il a voulu fonder est partie en morceaux. Il achetait n'importe quoi, des lunettes, plusieurs costumes par jour et je l'ai vu même un jour avec un appareil photo de haute qualité pendu à son cou. “Qu'est-ce tu vas faire de ce truc ?” Rien, me répondit-il. On me l'a emmené, je l'ai acheté”. Souvent, il les laissait ces gadgets qu'on lui avait fourgués au prix fort en gage chez un restaurateur du centre-ville parce qu'il n'avait pas de quoi payer sa maigre facture du jour. J'ai fini par comprendre que quoi qu'il avait en poche, un dinar ou cinq mille, il prenait un malin plaisir à rentrer chez lui sans le sou… Pour peindre ! Car si j'avais de l'argent, raillait-il, je me demande pourquoi je peindrais. Il faut que je crée mon œuvre la nuit pour la vendre le lendemain. Si j'étais une femme, je ne peindrais pas non plus. Car si je peins, c'est uniquement pour être une femme”. Il peignait rapidement. Ses coups de pinceau étaient rapides comme l'éclair. Des véritables coups de fouet. Ils lacérait le corps de la matière naissante, jurait puis une fois la crise passée, il s'asseyait essoufflé et fumait une cigarette. Que fait-il aujourd'hui en compagnie de tous ceux qui l'ont rejoint. Il doit ruminer dans son coin une histoire de femme qui l'aurait abandonnée… une histoire mélancolique comme la mort d'un poète. ?