Oued Mlize restera à tout jamais gravé dans la mémoire du “Vieux Frère” comme le commencement et la fin du monde. C'est là, il y a de cela quelques décennies, que des paysans modestes de cette région délaissée vont découvrir un petit bonhomme, à peine couvert de quelques vieilles nippes, assis sagement dans l'eau. Comment a-t-il pu résister à une telle solitude, dans l'abandon le plus total, avec le froid et la faim ? Par résistance ! Car pour “Le vieux”, vivre, c'est résister et l'existence n'est donc qu'une suite de longs et terribles combats qu'il faut assumer avec sagesse. Et la sagesse du “Vieux frère” se résume à peu près à ceci : quand vous saluez un ami, ne faites pas bêtement la bise mais ouvrez grands les bras et faites l'accolade. En effet, “Il embrasse avec tout son corps, ses yeux brillants, ses dents blanches comme la neige”. Et on ne peut s'empêcher de l'admirer. On a le sentiment qu'à lui, tout seul, il représente une philosophie, un mode de vie. Tout est dit et cette phrase est l'essence même du “roman du vieux frère” qui n'en est pas vraiment un, puisqu'il n'est pas construit selon les règles élémentaires de ce genre de littérature mais comme un long poème antique, une pièce de théâtre de la Grèce ancienne où les personnages une fois introduits et présentés, racontent leur histoire ou celle des autres et partent d'après les faits dans une analyse qui emprunte toujours les mêmes remèdes aux tragédies humaines : donner de l'amour, de l'amitié et résister, ne jamais se soumettre à tout ce qui est oppression et injustice. Même si dans un souci de distanciation, Hamadi Labidi nous avertit dans son avant-propos que l'emploi du pronom personnel ne concerne pas l'auteur mais la narrateur, ayant eu la chance de le connaître depuis belle lurette et après lecture de ce livre, je me vois obligé de reconnaître que même si tous les personnages en présence ne sont pas forcément Hamadi Labidi, ils sont par contre tous et sans exception habités par l'âme et la philosophie humaniste et bon enfant du “Vieux frère”. J'ajouterai même que Labidi est plus connu comme étant “Le vieux frère” que comme Labidi qui demeure comme un nom d'emprunt et que tous ses amis s'appellent “Vieux frère” puisqu'il les interpelle ou les désigne ainsi. Nous sommes donc tous des “Vieux Frères”, ceux qui sont dans la vie réelle et ceux qui dorment entre les pages de ce petit livre sympathique et frais comme quelques perles de rosée printanière sur le visage hirsute de l'oppression. Quand on ouvre ce livre, on n'y pénètre pas vraiment, on n'en a pas besoin. On n'en a pas le temps non plus. Car tous ceux qui le peuplent qu'ils soient à Paris, à Abidjan ou à Oued Mlize nous ouvrent grand les bras, nous font tendrement l'accolade et s'accrochent à nous avec douceur pour ne plus nous lâcher. Alors, heureux comme des mômes, nous les écoutons nous murmurer toutes ces fabuleuses histoires. Des histoires d'hommes, tout simplement. Des histoires de mélancolie. * Association du livre de Tazarka, éditions Bibliomed, 2010, 126 p.