Il est vrai que, rarement, très rarement, un romancier peut se targuer de nos jours de pouvoir livrer au lecteur un thème inédit. Tout a été dit. Toutes les beautés de ce monde, toutes les atrocités de ce monde ont été écrites. Mais si, partout dans le monde, il est encore bien des romanciers qui continuent tout de même à écrire, c'est qu'il reste l'art et la manière de dire les choses, lesquels diffèrent d'un écrivain à l'autre. Généralement, dans l'écriture – ou l'ossature – d'un roman, il y a un seul procédé : présenter un à un tous les protagonistes, les couvrir de mystère (pour cultiver le suspense tout au long de l'ouvrage) et balancer vers la fin le dénouement qui peut, ou non, être heureux, mais qui explique finalement la situation. Puis, ces dernières années, il y a eu un nouveau procédé : balancer dès les premières lignes le drame pour l'expliquer par la suite tout le long du roman. Ce procédé qui consiste à tout dire tout de go exige, on s'en doute, un grand talent. Dans L'attentat de Yasmina Khadhra, on assiste dès les premières lignes à une grande déflagration dans une rue quelconque, et on découvre que c'est une femme kamikaze qui a fait exploser une bombe tout près d'un café bondé de clients. Les dès sont jetés dès les premières phrases, la suite est une procession d'explications, ou plutôt de tentatives de compréhension. Dans L'heure du cru, Azza Filali n'a opté ni pour ce procédé ni pour l'autre. Le génie (car c'en est un) de Filali a consisté en ceci : voici toutes les données, à vous, lecteur, par recoupements, de saisir cette ‘‘inconnue'' de l'équation. A vrai dire, ce procédé de Azza Filali est un risque : le lecteur, tout le long de 180 pages, peut s'en lasser. Car le lecteur semble dire ceci: je vous lis, mais dites-moi ce qu'il en est, sinon au début, du moins à la fin. Eh bien, Azza Filali ne vous dit rien, ni à la fin, et surtout pas au début. Le lecteur de Filali doit se doter de patience et d'intelligence, juste un tout petit peu. Dans ce roman, le narrateur est un…romancier en panne de sujet – et de mots. Divorcé, il a souvent le plaisir de revoir sa fille, une jeune demoiselle qui entretient avec son père un rapport beaucoup plus amical que paternel. Puis, il y a les professeurs de celle-ci, dont un, assez particulier, mystérieux même s'il ne laisse rien transparaître de son ‘‘mystère'' ; il est prof d'Histoire. Enfin, il y a Adel, camarade de classe de Nozha, la fille du narrateur, et le père de cet adolescent. On est tenté de dire : voici, lecteur, cinq personnages clés, trouvez le coupable. A aucun moment du récit, le rapport entre ce prof d'Histoire et Adel n'a été décliné. Pas un mot. Sauf qu'un beau jour, ce jeune Adel ne trouve pas mieux que de fuguer durant trois jours. Qu'un jeune élève décide soudain de fuir et le lycée et la famille, ce n'est pas pour rien. Il y a certainement quelque chose. Là, le narrateur croit être tombé sur un sujet pour son roman. Adel l'intéresse. Il attend le retour de l'enfant et se prend à l'inviter chez lui dans une tentative d'en tirer le maximum d'informations sur sa fugue. L'élève accepte de se confier. Mais, curieusement, il ne dit presque rien. Lapidaires, déroutants, vagues, ses mots – ses confidences, si l'on veut – ne disent rien. N'expliquent rien. Alors le narrateur se livre à une réelle enquête. Auprès de sa fille (camarade de classe de Adel) comme auprès du père de ce dernier et de ses professeurs. Et toujours rien. Azza Filali ‘‘tue'' son lecteur à force de mots silencieux. Pis : après la fugue, Adel décide de franchir réellement le Rubicon ; il plaque une fois pour toutes derrière lui famille, lycée et amis pour aller mener une autre vie, ailleurs. Pour le narrateur, le mystère de ce Adel enfle doublement. Et juste au moment où il décide qu'il n'a pas de matière pour son roman, il tombe, par pur hasard, sur le prof d'Histoire dans une situation assez étrange pour un éducateur. Maintenant, le narrateur a trouvé l'inconnue de l'équation – et nous avec. Et au lieu de peaufiner son manuscrit, il le range définitivement dans le tiroir. Un très – très ! – beau roman qui a valu à Azza Filali le prix du jury au COMAR d'Or 2010. Mohamed TOUNSI (*) 181 pages, Editions elyzad