C'est un récit fascinant, haletant, angoissant, fiévreux et brûlant, qui se déroule sous les yeux du lecteur, lequel n'a qu'une envie, très vite : celle -irrépressible- de prendre ses jambes à son cou en se faisant porter « pâle » pour le reste de ses jours. Sauf qu'il est pris, plus vite qu'il n'escomptait, dans les rets d'une histoire incroyable, hallucinante et hallucinée, qui lui donne des sueurs froides, et qui touche en lui pourtant, la fibre la plus sensible, pour ce je ne sais quoi de mélancolique et de triste, qui se dégage des pages, à mesure. Jusqu'à ce qu'il se retrouve, irrémédiablement piégé. Alors, pétrifié et comme sous le coup d'un enchantement, un tant soit peu maléfique, il baisse sa garde, et s'empare de ce livre pour ne plus le lâcher. L'amour, la vie, la mort, le fantastique, le politique, semblent en tapir les coins, inextricablement liés à l'ombre de chaque mot, lequel se dévoile à la manière d'un espoir, fut-il ténu. Ou d'une menace immanente dont on se doute bien qu'elle nourrit viscéralement la trame de ce livre, jusqu'au dénouement final. Comme un exorcisme qui prendrait le temps qu'il faut. Et il faut avoir la patience d'attendre. A grand renfort de phrases, tour à tour tranchantes comme un couperet, ou ciselés délicatement comme une esquisse au fusain, l'auteur trace ici la cartographie des sentiments, qui se conjugue à celle de la ville de Barcelone, celle de l'après-guerre, mystérieuse, rêveuse et blessée, pour nous ramener au bout du compte, vers ce qu'il y a de plus vrai, de plus beau, de plus touchant, et de plus tragique aussi, dans notre condition d'humains. Trop humains… Mais, lorsque l'horreur qui se décline par le biais d'un masque de cuir noir, hideusement marqué, qui pourrait être la figure du diable, fait son apparition, nous nous retrouvons entraînés, à nos corps défendants, vers des chemins obscurs, dans des caves humides et rétives à la clarté, où la vie s'étiole comme une lampe mal-allumée, qu'un souffle, fut-ce le plus infime, peut éteindre à n'importe quel moment. Laissant le noir le plus complet s'abattre sur des lieux désertés et sans âme. Mais les livres sont les âmes des humains. « L'Ombre du vent » de Carlos Ruiz Zafon, traduit de l'espagnol par François Maspero, est un roman étonnant de puissance et de fougue, qui prend les allures, tour à tour, d'un récit fantastique, ou d'une pérégrination historique dans l'Espagne franquiste de l'après-guerre, entre 1945 et 1966, date à laquelle les évènements s'étant tassés, pour le pire et le meilleur, une boucle semble être enfin bouclée… Quelque 634 pages après la première page, un homme encore jeune, les cheveux un peu gris par endroits, le regard triste, tient par la main son petit garçon de dix ans, pour le conduire à l'aube d'une journée silencieuse, dans cette Barcelone en proie à mille bruissements, vers ce « Cimetière des Livres Oubliés ». Pour prolonger à son tour le geste de son père. Daniel Sempere en a fini de courir derrière les fantômes du passé. Dans une certaine mesure. Mais l'amour des livres, si destructeur quand il se mêle de pactiser avec le diable, comme son triste héros Julian, ne parviendra jamais à briser chez lui, l'élan, et encore moins la pulsion de vie, que ni les manques, ni l'absence des êtres aimés partis trop tôt, ne pourront entamer. Il triomphera de l'adversité. Mais il y laissera quelques plumes…