De notre correspondant permanent à Paris : Khalil KHALSI – Le Grand Palais fait redécouvrir, exhume un peintre français longtemps resté méconnu, discret, probablement incompris. Légendes, inconscient et fantastique se croisent dans les travaux d'Odilon Redon, dans une démarche introspective et spirituelle au plus près de la science des rêves, bien avant la psychanalyse et le surréalisme. Son nom rime, un peu comme un poème hors du temps, échappé à la mémoire, et qui revient comme une vision fulgurante. Ses travaux, exposés le long de ce parcours dans le Grand Palais, et ce jusqu'au 20 juin, remontent le temps en même temps que son âme de créateur, sur les traces de sa métamorphose, celle de ses rêves, de ses lectures, de son âme. Clin d'œil à Jung, diriez-vous, mais cela n'ira pas aussi loin que les symboles qu'il extirpe de ses rêves, pris en tant que tels, en tant qu'images révélées à soi et qui n'attendent que d'affleurer à la réalité, à la conscience. Ces symboles peuvent être alors appréciés pour leur esthétisme, pour leur originalité, pour ce qu'ils interpellent en nous, jusque dans l'inconscient. Pour la force de la technique et l'érudition du geste qui, en fait, dessine l'indicible. Inutile d'être un grand spécialiste ou historien d'art, ni d'avoir de grandes références en la matière, pour se délecter de ce voyage onirique. Car les œuvres d'Odilon Redon semblent être une porte vers quelque chose qui dépasse le dessin, l'art même ; une sorte d'initiation à l'expression de la parole inconsciente. L'exposition, qui suit un ordre chronologique, part des Noirs, lithographies et fusains, pour arriver, progressivement, à une explosion de couleurs qui correspond à une étape de l'existence de Redon où la vie s'est rouverte à lui : la naissance d'un enfant. Lui, alors, qui nous offre ses visions les plus intimes à travers le temps, c'est ce peintre de l'art moderne, né en 1840 à Bordeaux et mort en 1916 à Paris. Considéré (parfois tardivement) comme un génie, et auquel les impressionnistes et ensuite les surréalistes cèdent enfin la place, Redon se situe à l'encontre des grands courants de l'époque, amorçant, d'un immense coup de génie, celui qui sera le plus pauvre (parce que le plus difficile) et le plus bref des courants, à savoir le symbolisme – il inspirera aussi les Nabis et les Fauves. En noir et en couleurs, un parcours de l'inconscient Les 170 œuvres exposées au Grand Palais (peintures, pastels, dessins et fusains), méconnues du public français (et donc francophone en général), sont issues de collections internationales (des Etats-Unis au Japon, en passant par Israël). Illustrations de textes de Poe, de Flaubert, de Maupassant ; hommage à Goa ; dessins de légendes grecques et personnelles ; tous ces travaux, des premières «lithographies de jet» («Dans le rêve») jusqu'au pastel et à l'huile, ont pour seul but d'explorer l'inconscient afin d'aller à l'origine de l'inspiration, de l'imagination. Ce peut être des dessins «angoissés», marqués par le démembrement et la désincarnation, ou bien des œuvres parfaitement oniriques, c'est-à-dire légendaires, fantastiques et poétiques. On peut voir alors des têtes flottantes, un têtard volant à tête quasi-humaine, une tête de martyr sur un plat, un dentier apparu comme dans une illumination, des yeux géants (le motif de l'œil, organique, globuleux, est récurrent, dans plusieurs représentations et variations), un diable s'envolant avec une tête, un polype représenté comme un horrible cyclope au sourire sympathique, une araignée souriante, une tête pleine d'épines poussant d'un pot de plante, un squelette arborescent, etc. Comme on peut voir, aussi, des anges aux grandes ailes, un diable portant les sept péchés capitaux (illustration de « La tentation de Saint Antoine de Flaubert »), un homme ailé errant, des chevaux ailés (dont Pégase, souvent nommé, comme dans un retour à la légende, aux origines), un buste de femme bleu, un corbeau devant une fenêtre ouverte, un coquillage aux couleurs sensuelles, etc. Cette immersion dans l'âme de Redon, à laquelle ce dernier semblait donner forme sans retenue, voire obsessionnellement, est, quelque part, une recherche des liens entre le rêve/l'inconscient, la poésie et le fantastique. Comment la poésie peut-elle être fantastique, quelle est la part de fantastique dans le rêve, de quelle façon le rêve peut-il suggérer le fantastique en tant que genre littéraire, hautement personnel et, en fait, paradoxalement réel. Mais tout cela n'a sûrement pas besoin d'être théorisé. Odilon Redon semble avoir tout compris, précocement, au moment où la psychanalyse faisait ses premiers pas, tâtonnait, et bien avant que Dalí n'envahisse le monde de son génie reconnu, assumé et brandi tel un étendard passe-partout. Plus discret, plus vrai et non moins talentueux, Redon nous change du convenu.