Des espions du KGB, des sirènes noires, des pigeons voyageurs, des tangos en Géorgie, bienvenus dans le monde enchanté de « Chantrapas » d'Otar Iosseliani, le film le plus jubilatoire et le plus frais de cette édition du festival de Cannes, n'en déplaise aux copains godardiens. Iiosseliani, c'est cinquante de cinéma, deux vies, une première à Tiblissi où il réalisé entre 1959 et 1976, dix courts-mètrages et cinq longs métrages, une seconde vie d'exilé à Paris commencée en 1979 durant laquelle, enfin affranchi de toute censure, il peut donner libre cours à son génie. Invité à Cannes, en sélection officielle mais hors compétition, Iosseliani, connu pour ses coups de gueule, s'en est pris au festival et à son comité de sélection lors de la séance de présentation de son film. Pour ce grand cinéaste de presque quatre-vingt ans se retrouver hors compétition relève d'un affront. Mais voilà, c'est mal connaître la frilosité de la compétition officielle et son obsession des noms et Iosseliani est un grand qui n'est pas porteur. Quelque part en Géorgie, du temps du communisme, Nicolas un jeune cinéaste, issu de l'ancienne aristocratie, veut pouvoir faire le cinéma tel qu'il l'entend. La censure, le parti, vont l'empêcher de s'exprimer et son film est interdit en dépit de tout l'amour et le soutien que lui apportent son grand-père et ses amis. Contraint à l'exil, il habite chez un vieil ami de son grand-père et rêve d'une nouvelle vie où, il pourra enfin faire les films qu'il veut. Illusions perdues, il sera confronté à un nouveau type de censure, celle des producteurs qui massacrent son film au montage. Retour à la case départ, on le retrouve en Géorgie où à la faveur d'une partie de pêche, il finira happé par une sirène noire qui l'emmène on ne sait où. Vers un monde meilleur qui n'existe ni ici ni ailleurs. Une histoire convenue qui aurait accouché d'un pamphlet anti-communiste qui aurait fait chavirer les cœurs (en occident) si elle était tombée entre les mains d'un faiseur (du genre (Nikita Mikhailkov). Décalé, irrévérencieux, se jouant des normes établies, fonctionnant à la métonymie, se nourrissant des invraisemblances, « Chantrapas » est le film d'un joyeux drille, exemplaire dans son anarchie organisée. Ioseliani n'est pas un post-moderne, trop vieux pour cela et son film fait sens, il essaie de penser la liberté, celle du créateur et la nécessité de rester soi même en dépit de tout. En toile de fond, il y a l'histoire incarnée par ce grand-père grand séducteur et officier de l'armée. Le film de Nicolas porte sur l'histoire, et renvoie probablement à cette période située entre 1918 et 1921 où la Géorgie indépendante a été gouvernée par les Menchéviks avant d'être définitivement annexée par l'Union soviétique. Ce poids de l'histoire, Nicolas en est porteur, à travers la veste que lui donne son grand-père avec laquelle il fera le voyage en France, et qui sera la seule à lui aller parmi celles qui lui sont proposées, lorsqu'à Paris, approché par les espions du KGB, il décide de se rendre à la réception organisée par l'ambassadeur de l'URSS à l'occasion du premier Mai. Arrivé à Paris en train, Nicolas se trouve propulsé dans la France d'aujourd'hui, alors que l'histoire est censée se passer à la fin des années soixante-dix. De cette invraisemblance et de beaucoup d'autres, Iosseliani s'en contrebalance, son film est dans un ailleurs ; le territoire de la poésie. Si on y cherche la réalité, mieux vaut s'en aller. Les accélérations de l'histoire sont prodigieuses, et le trajet effectué par le pigeon voyageur (à l'aide duquel Nicolas communique avec sa famille) entre Paris et Tibilissi, dure le temps d'un « cut » entre deux plans. Anachronismes assumés, schématisme ostentatoire, humour grinçant, rien d'étonnant que vers la fin du film , Nicolas de retour en Géorgie se trouve entraîné dans les abymes de la mer noire par une sirène noire de peau déjà aperçue à un autre moment du film à Paris, surgie d'un étang. Un enchantement !